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UN

MORALISTE À REBOURS



Tout le monde, à l’heure qu’il est, sait qui est Frédéric Nietzsche.

Il n’a pas fallu moins de trois ou quatre avertissements successifs pour attirer définitivement l’attention du public français sur ce nom, dont la consonnance desharmonique, l’orthographe bizarre ont quelque chose de l’étrangeté indiscrète d’un nom de réclame.

Et n’y a-t-il pas un peu de réclame dans le succès rapide que la jeune génération en Allemagne fait à ce philosophe, connu d’un cercle fort restreint il y a quelques années seulement ; exploité clandestinement par ceux qui trouvaient chez lui des trésors de pensées originales ; discuté, consacré, exulté, adulé depuis qu’il a disparu derrière les portes d’un asile d’aliénés.

En Allemagne, la philosophie se trouve mêlée à tout, comme en Angleterre la religion. Plus que n’importe qui les Allemands ont le don, le goût, le besoin de la spéculation philosophique. Démêler les enchevêtrements de la logique, remonter des effets les plus disparates à leur cause commune, échafauder des systèmes, discuter à l’infini sur des subtilités infimes, est un plaisir aussi grand pour un Allemand, voire même pour une Allemande, que celui d’entendre du Wagner. Les étudiants allemands, après une de ces réunions qui paraissent facilement des orgies à un spectateur français, s’en reviennent paisiblement à travers les rues silencieuses, inondées de clair de lune, en discutant avec plus ou moins de lucidité Hegel, Kant ou Schopenhauer. Le succès prodigieux de ce dernier, son accès auprès du grand public, auprès de ceux mêmes dont les occupations paraissent les plus étrangères aux études philosophiques, n’aurait été possible nulle part ailleurs qu’en Allemagne.

Mais Schopenhauer a fait son temps. L’engouement pour lui est passé, et les jours sont loin où l’officier prussien emportait