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times jusqu’au cœur de l’Asie. Et il faut avouer que les puissances occidentales ne se sont pas toujours associées à l’œuvre civilisatrice de la Russie. Plus d’un diplomate a joué le rôle de Charles XII à Constantinople aimant mieux évoquer le spectre de l’islamisme que troubler le fameux équilibre politique de l’Europe.

Et le gouvernement russe, dira-t-on ? À chacun selon ses exigences : Une société essentiellement agricole, comme la Russie, établit après 1861 la liberté à peu près absolue des paysans, garantie par une assemblée municipale et des juges de paix à la compétence très étendue. S’il leur manque un parlement, ils n’en ont pas encore besoin, de sorte que le Tsar peut avoir l’entière conviction qu’il règne d’accord avec les désirs de la majorité, ce qui ne peut être contesté par des hommes d’État libéraux. Nous reconnaissons que la liberté n’est pas garantie ; mais à qui la faute ? En 1878, le jury a dû être supprimé en matière de criminalité politique lorsqu’on acquitta la meurtrière du capitaine Frentow. Il appartient au peuple russe d’abolir le premier le droit de représailles.

En fin de compte et pour en revenir à l’essentiel, cette épithète de barbare, appliquée sans discernement et à tout propos à la Russie, que signifie-t-elle ? Qu’est-ce que le barbare ? À l’origine, lorsqu’il n’existait qu’une seule civilisation en Europe, les Hellènes se servirent du mot Βαρβαρος pour désigner l’étranger de toute provenance, sans y ajouter l’idée que contient aujourd’hui ce mot de barbarie. Est-il raisonnable d’appliquer obstinément ce nom devenu un outrage à une nation européenne qui compte parmi les plus puissantes ?

Barbare, une nationalité qui a fondé son éducation sur les traditions helléniques ! Barbare, un peuple chrétien dont l’histoire enregistre les combats glorieux pour la défense des frontières de la civilisation contre les Huns de l’Asie !

Un pays qui, déjà aux temps de Charlemagne, a connu les signes de l’écriture, qui a imprimé son premier livre quarante ans après l’invention de Gutenberg ; qui a publié un journal en 1703, et dont le dictionnaire, édité en 1789, avec ses 43 000 mots, fut rédigé par une académie qui, parmi ses correspondants, comptait Leibnitz, de l’Isle, Bernouilli, Diderot, Voltaire, ce pays, certes, ne mérite point le nom de barbare.

Et, de nos jours, la Russie ne possède-t-elle pas une étendue