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mystérieuse, celte inquiétude intime que comprennent tous les chercheurs, et il ne pouvait se décider à s’éloigner sans la satisfaire par un suprême effort. Il était à l’apogée de sa puissance morale et littéraire : c’était le moment psychologique. Inconsciemment, si l’on veut, ou acceptant divers prétextes, il a obéi, en réalité, à une loi de sa nature, et telle me parut avoir été la genèse du Menteur. Cet aimable et vigoureux chef-d’œuvre n’est donc pas un caprice fortuit, mais bien la conséquence de la plus noble ambition. Le poète soupçonnait qu’au delà de ce qu’il avait vu, s’ouvrait un champ fécond, une comédie plus vraie et plus profonde, et il entendait ne pas quitter la place sans risquer un suprême effort pour pénétrer dans le pays qu’il avait jusqu’alors vaguement entrevu.

Et il ne se trompait pas dans son espérance. L’honneur de donner à notre théâtre la première comédie de mœurs lui était en effet réservé. Il écartait le voile qui la lui avait jusqu’alors cachée, il atteignait le but autour duquel son ardeur juvénile avait tâtonné avant d’être éclairée par l’âge et l’exercice du drame, et maintenant sûr de lui-même, il revenait brusquement à ce genre qu’il n’avait pas compris, joyeux de se pouvoir dire : j’ai enfin le mot de l’énigme — et cela me suffit. Il écrivait le Menteur, et la preuve était faite. Il pouvait rentrer, l’esprit et la conscience tranquilles, dans l’arène tragique et y poursuivre le cours de ses destinées.

Cette œuvre inattendue était digne de lui : elle porte le cachet de sa grande époque. Elle est écrite avec la même vaillance, la même langue, la même certitude que ses drames. Ceux-ci sont solennels et sévères, elle est familière et enjouée, mais enfin — pour employer ses expressions — « en repassant de l’héroïque au naïf », il n’a rien perdu de la précision de sa pensée et de la solidité de son style. Si l’intrigue n’est pas irréprochable, ce défaut est amplement racheté par la constante vivacité de Faction, par tant de scènes charmantes et impérissables, et surtout par la révélation définitive du véritable art comique, qui consiste à mettre sous nos yeux des êtres vivants, honnêtes ou vicieux, sérieux ou ridicules, mais bien définis, en un mot des caractères. L’homme même fait ici son entrée décisive sur la scène française.

N’exagérons rien. Corneille n’a pas besoin qu’on force ses mérites. Il n’a pas créé la comédie de pied en cap : il en a seule-