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AVANT L’AMOUR


« J’ai mes droits à l’amour et ma place au soleil. »
A. de Vigny. (La Prison.)

I

J’avais huit ans. Je venais de perdre ma mère et j’arrivais à Paris.

La main dans la main de mon tuteur, je descendais l’escalier de la gare, toute petite dans les vêtements noirs du premier deuil. De la ville énorme, des masses régulières des maisons où le couchant incendiait les enseignes dorées, des vastes perspectives rayonnant autour de la place centrale, il m’est resté de confuses sensations d’étendue, de bruit, de mouvement et, sur l’ardoise violette des toits, sur les platanes effeuillés, sur la foule bariolée ou sombre, la gloire fantastique d’un ciel vert traversé de flammes roses. Mon tuteur, déjà voûté, me conduit doucement, sa bonne face placide alourdie de mélancolie. Puis mes souvenirs deviennent vagues. Je revois un escalier, une antichambre obscure et soudain le luxe d’un salon blanc et or où une grande femme blonde tente vainement de m’embrasser.

— Ah la petite sauvage s’exclame-t-elle devant le mouvement de recul involontaire qui me rejette vers mon tuteur.

Celui-ci répond. Un colloque s’engage et, pendant ce temps, j’examine le mobilier en velours de Gênes, la photographie d’un petit garçon qui me regarde d’un air renfrogné, les beaux candélabres de la cheminée et surtout la dame, la belle Mme Gannerault, la femme de mon parrain, dont on a parlé devant moi deux ou trois fois dans ma vie. Elle ressemble, cette dame, aux por-