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ment. Mais auparavant le jeune avocat s’était enhardi à lui adresser un sonnet où il dépeignait « sa flamme ». Ce sonnet dont il était évidemment très fier, et cette substitution d’un amoureux à un autre lui donnèrent l’idée d’une pièce de théâtre retraçant un soudain changement d’inclination et où le sonnet pourrait être intercalé. De là, Mélite, anagramme du nom de famille de la belle, et c’est ainsi que le poète, inconscient de sa destinée, s’est trouvé abusé par un bizarre effet d’optique et de psychologie. S’il eût échoué, il fut promptement revenu sur ses pas ; mais, si faible que fût Mélite, elle était très supérieure aux comédies du temps, et l’auteur encouragé, applaudi, se trouva tout naturellement persuadé, par l’engouement du public, qu’il était dans le droit chemin. Cette erreur était d’autant plus excusable que le sens comique de Corneille, si inférieur qu’il fût à son génie tragique, avait une valeur relative qui le pouvait tromper lui-même ; nul sujet dramatique considérable ne s’offrait encore à son esprit, et il fallait peut-être à un génie aussi puissant quelque temps de plus pour se reconnaître, réagir contre le mirage et comprendre pleinement la sévère inspiration qui devait être sa gloire.

Tout cela est vrai, mais comme dans la vie les faits sont rarement amenés par une seule cause, on ne saurait, je crois, attribuer exclusivement à l’aventure de Mlle Milet la dérivation momentanée de la pensée de Corneille. Il me paraît certain que d’autres influences se sont exercées sur elle. J’ai déjà parlé du succès engageant de Mélite ; mais il y aurait aussi beaucoup à dire sur le goût naturel qui porte les jeunes gens à la peinture des intrigues amoureuses : un poète de cet âge devait prendre d’autant plus de plaisir à mettre en scène les sentiments légers et le badinage mondain que la Cour et la ville les avaient acclimatés partout. On sait combien la bonne compagnie se complaisait alors dans les subtilités de langage et dans l’affectation déclamatoire d’une galanterie raffinée : ce style, estimé à Paris comme la quintessence du bel esprit, avait nécessairement un grand prestige en province, et il est tout simple qu’un écrivain doué d’une imagination très vive et d’une versification facile, impatient de célébrité, ait cédé tout d’abord à l’entraînement de la mode.

Peut-être enfin — et je reviens ici sur une réflexion que j’ai indiquée en passant tout à l’heure — est-il permis de penser