Page:La Nouvelle Revue, vol. 8 (janvier-février 1881).djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et sa « haine contre la Bêtise » reparaît à chaque ligne : il cite des passages qu’il vient de lire, s’indigne, s’exaspère, ou, plus rarement, s’en égaye :

On a joué trois fois la Damnation de Faust, qui n’a eu, du vivant de mon ami Berlioz, aucun succès, et maintenant le public, l’éternel, l’éternel imbécile nommé ou reconnaît, proclame, braille que c’est un homme de génie. Et le bourgeois n’en sera pas plus modeste à la prochaine occasion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si jamais la correspondance de Gustave Flaubert est publiée en entier, on y trouvera de merveilleuses pages. Il existe notamment deux lettres philosophiques adressées à son illustre ami M. Taine, qui sont peut-être ce qu’il y a de plus magnifique dans tout son œuvre.

Mais ce qu’il aurait fallu pouvoir noter, garder à l’aide de quelque phonographe comme on en construira plus tard, ce sont ses conversations où l’art ruisselait, où sa connaissance merveilleuse de l’humanité se mêlait d’une façon étrange à ses connaissances intarissables, où l’originalité si particulière de sa pensée lui faisait formuler en maximes saisissantes des aperçus étonnamment exacts sur tout, tirer d’une action, d’une phrase, d’un geste qu’il avait vus ou entendue des conséquences infinies intéressant toute la race humaine.

Quand nous l’avons revu immobile, couché sur son lit de mort, les yeux fermés et la pensée détruite, il nous est venu au cœur, au-dessus de la douleur déchirante qui nous torturait, une révolte furieuse contre la nature, un étonnement nouveau devant cet anéantissement qui nous apparaissait alors d’une façon plus formidable que jamais, et nous avons compris l’effroyable vérité de ces deux phrases si profondes du philosophe Schopenhauer :

« L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette inscription : « Moins que rien », et de l’autre : « Tout dans tout. »

— « Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde qui

disparaît, le monde qu’il portait dans sa tête ; plus la tête est intelligente, plus ce monde est distinct, clair, important et vaste : d’autant plus affreuse est sa disparition. »

GUY DE MAUPASSANT.