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GUSTAVE FLAUBERT
DANS SA VIE INTIME



Aussitôt qu’un homme arrive à la célébrité, sa vie est fouillée, racontée, commentée par tous les journaux du monde ; et il semble que le public prend un plaisir spécial à connaître l’heure de ses repas, la forme de son mobilier, ses goûts particuliers et ses habitudes de chaque jour. Les hommes célèbres se prêtent d’ailleurs volontiers à cette curiosité qui augmente leur gloire : ils ouvrent aux reporters la porte de leur maison et le fond de leur cœur à tout le monde.

Gustave Flaubert, au contraire, a toujours caché sa vie avec une pudeur singulière ; il ne se laissa même jamais portraiturer ; et, en dehors de ses intimes, nul ne le put approcher. C’est à ses seuls amis qu’il ouvrit son « cœur humain ». Mais sur ce cœur humain l’amour des lettres avait si longtemps coulé, un amour si fougueux, si débordant, que tous les autres sentiments pour lesquels l’humanité vit, pleure, espère et travaille, avaient été peu à peu noyés, engloutis dans celui-là.

« Le style c’est l’homme », a dit Buffon. Flaubert c’était le style, et tellement, que la forme de sa phrase décidait souvent même la forme de sa pensée. Tout était cérébral chez lui ; et il n’aimait rien, il n’avait pu rien aimer de ce qui ne lui semblait point littéraire. Derrière ses goûts, ses désirs, ses rêves, on ne retrouvait jamais qu’une chose : la littérature ; il ne pensait qu’à cela, ne pouvait parler que de cela ; et les gens qu’il rencontrait ne lui plaisaient assurément que s’il entrevoyait en eux des personnages de romans.