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dans un coin. C’est probablement Platocha qui l’a mise là. Il sentit même une odeur d’encens… encore la tante ! Il s’habilla à la hâte, car il ne pouvait penser à rester au lit, puis il s’arrêta au milieu de la chambre, croisa les bras. La sensation de la présence de Clara était en lui plus forte que jamais, et il se mit à parler d’une voix basse, mais avec une lenteur solennelle, ainsi que l’on prononce les conjurations :

— Clara, ainsi commença-t-il, si tu es réellement ici, si tu me vois, si tu m’entends, apparais ! Si ce pouvoir que je sens sur moi est ton pouvoir, apparais ! Si tu comprends combien est amer en moi le remords de ne t’avoir pas comprise, de t’avoir repoussée, apparais ! Si ce que je viens d’entendre est en effet ta voix, si ce sentiment qui s’est emparé de moi est l’amour, si tu sais maintenant que je t’aime, moi, qui jusqu’à présent n’ai aimé ni connu aucune femme, moi, vierge comme toi ; si tu sais que même après ta mort je me suis mis à t’aimer passionnément, éperdument ; si tu ne veux pas que je devienne fou, apparais, apparais, Clara !

Aratof avait à peine eu le temps de prononcer cette dernière parole, qu’il sentit quelqu’un s’approcher rapidement de lui par derrière, comme le jour de l’entrevue, et lui poser la main sur l’épaule… Il se retourna et ne vit personne… mais la certitude de la présence de Clara était devenue si intense, si indubitable, qu’il se retourna de nouveau.

Qu’est-ce ? Dans son fauteuil, à deux pas de lui, se tient assise une femme, tout en noir, la tête détournée et penchée, comme dans le stéréoscope… C’est elle ! c’est Clara ! mais quel visage triste et sévère !

Aratof se mit lentement à genoux… Oui, il avait eu raison l’autre jour… il n’éprouvait ni effroi ni plaisir, pas même de l’étonnement… son cœur même battait moins vite… il n’y avait en lui qu’un seul sentiment : « Ah ! enfin, enfin ! »

— Clara, reprit-il d’une voix faible mais égale, pourquoi ne me regardes-tu pas ? Je sais que c’est toi, et pourtant je puis encore croire que c’est mon imagination qui a créé une image pareille à celle-là (et il désignait de la main le stéréoscope). Prouve-moi que c’est toi, tourne-toi vers moi, regarde-moi, Clara !