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née ; elle lui remit pourtant un vieux livre, dans une reliure en cuir tout racorni, avec des agrafes en cuivre et tout parsemé de vieilles gouttes de cire. Il l’emporta dans sa chambre, et pendant longtemps ne put trouver le texte qu’il cherchait. Mais il en trouva un autre dans l’évangile de saint Jean (ch. xv, v. 13) : « Personne n’a une plus grande charité que celui qui donne sa vie pour ses amis. »

Et il pensa : le mot n’est pas exact, il aurait fallu dire : « Personne n’a une plus grande puissance… »

— Mais si ce n’était pas pour moi qu’elle a donné sa vie ? et si elle n’en a fini avec la vie que parce qu’elle en avait assez ?

Mais ici, il se rappela de nouveau la scène de l’entrevue, ce visage, ces larmes, il entendit de nouveau ces paroles : « Vous ne m’avez pas comprise ! »

Non, il ne pouvait pas douter de la raison pour laquelle elle s’était sacrifiée.

Ainsi se passa toute la journée jusqu’à la nuit.

XV

Aratof se coucha de bonne heure, quoique sans grande envie de dormir. La tension de ses nerfs lui causait une lassitude plus pénible que la fatigue purement physique du voyage. Il éteignit la lumière. Une obscurité profonde se fit dans la chambre. Il restait couché, les yeux fermés, sans pouvoir dormir. Tout à coup il lui sembla qu’on lui murmurait à l’oreille :

— C’est le bruit du sang, ce sont les battements du cœur, pensa-t-il.

Mais voici que le murmure devient des mots… Quelqu’un parle en russe, avec hâte, avec l’accent d’une plainte, mais de façon inintelligible.

Aratof ne peut saisir aucune parole distincte, mais… c’est la voix de Clara.

Aratof ouvrit les yeux, se souleva, s’accouda ; la voix devint plus faible, mais elle continuait sa plainte hâtive et confuse… et c’était indubitablement la voix de Clara.