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décida, comme on dit, à se faire une raison et à biffer toute cette histoire qui le dérangeait de ses occupations et troublait son repos. Mais ce ne fut pas chose facile. Une semaine se passa avant qu’il pût rentrer dans son ornière habituelle. Heureusement, Kupfer ne paraissait plus du tout ; on eût dit qu’il avait quitté Moscou.

Peu de temps avant cette histoire, Aratof avait commencé à s’occuper de peinture au point de vue de la photographie ; il s’y remit avec un redoublement de zèle.

Ainsi, insensiblement, avec quelques légères rechutes, comme disent les docteurs (Aratof, par exemple, fut un jour sur le point de rendre visite à la princesse), ainsi se passèrent deux, trois mois, et Aratof redevint l’Aratof d’autrefois. Seulement, là, en dessous, sous la surface de sa vie, quelque chose de lourd, de sombre, l’accompagnait secrètement partout et toujours. Ainsi un grand poisson, saisi par l’hameçon, mais qui n’est pas encore arraché de l’eau, suit en nageant au fond de la rivière le bateau sur lequel se tient le pêcheur, sa forte ligne à la main.

Mais voici qu’un jour, parcourant un numéro de la Gazette de Moscou, Aratof tomba sur la correspondance suivante :

« C’est avec un profond chagrin, écrivait un littérateur du cru (de la ville de Kazan), que nous insérons dans notre chronique théâtrale la nouvelle de la fin subite de notre remarquable actrice, Clara Militch, qui avait su, dans le temps relativement court de son engagement, devenir la favorite de notre public, si connaisseur et si difficile. Notre chagrin est d’autant plus profond, que c’est Mlle Militch elle-même qui, volontairement, a mis fin à sa vie, si jeune et si pleine d’espérance, par le moyen du poison. Et cet empoisonnement est d’autant plus horrible, que l’artiste a bu le breuvage fatal sur le théâtre même. On eut beaucoup de peine à la ramener chez elle, où, au regret général, elle expira. Le bruit court qu’un amour malheureux aurait été la cause de cette action funeste. »

Aratof déposa doucement le numéro du journal sur la table. À le voir, il était resté calme ; mais quelque chose comme un choc heurta tout à coup violemment dans sa poitrine, dans sa tête, puis glissa lentement le long de tous ses membres. Il se