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jour il se donnerait tout entier, qui l’aimerait aussi et qui deviendrait sa fiancée. Il pensait rarement à cela ; il était aussi vierge d’esprit que de corps ; mais la pure image qui surgissait alors dans son âme lui était inspirée par une autre image, celle de sa défunte mère, dont il se souvenait à peine, mais dont un portrait était conservé par lui comme un trésor sacré. Ce portrait avait été peint à l’aquarelle, assez peu habilement, par une voisine de campagne ; mais la ressemblance, au dire de tout le monde, était frappante. Le même profil délicat, les mêmes yeux bons et clairs, les mêmes cheveux soyeux, le même sourire, la même expression sereine du visage, — voilà ce que devait avoir cette jeune fille encore à venir, cette jeune fille qu’il n’osait presque pas attendre ; tandis que cette brune basanée, aux gros cheveux, au duvet sur la lèvre, cet être fantasque et certainement pas bon, cette bohémienne (Aratof ne pouvait trouver une pire expression), que lui était-elle ?

Et cependant Aratof n’avait pas la force de chasser de sa tête cette bohémienne basanée dont le chant, la déclamation et même l’extérieur ne lui plaisaient pas. Il s’en étonnait, il s’en voulait. Peu de temps auparavant, il avait lu le roman de Walter Scott : les Eaux de Saint-Ronan. La collection des œuvres complètes de Walter Scott se trouvait dans la bibliothèque de son père, qui respectait chez le romancier écossais un écrivain sérieux, presque scientifique. L’héroïne de ce roman se nomme Clara Mowbray. Un poète de l’année 1840 avait écrit sur elle une pièce de vers qui se termine ainsi :

Malheureuse Clara, Clara l’insensée,
Malheureuse Clara !

Aratof connaissait cette poésie, et voici que maintenant ces dernières paroles lui revenaient sans cesse à la mémoire :

« Malheureuse Clara, Clara l’insensée ! »

(C’est pour cela qu’il avait eu un mouvement de surprise en entendant Kupfer nommer Clara Militch). Platonida elle-même remarqua, non pas un changement dans l’humeur de Jacques, car, au fond, aucun changement ne s’était produit en lui, mais bien quelque chose d’inusité dans ses regards, dans ses discours.