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elle affola Musset et fit de lui, on peut le dire, le chantre éploré des Nuits : elle fit cruellement souffrir G. Sand. À la suite d’une rencontre fortuite dans un dîner, ils comprirent qu’ils s’appartenaient déjà. Le doux Jules Sandeau fut éconduit et vite oublié. Certains contemporains nous ont représenté la G. Sand de cette époque comme une froide et adorable statue qui glaçait l’âme de ceux qui avaient osé l’aimer. Ils ont prétendu qu’elle notait avec calme les angoisses des autres ; ils l’ont dépeinte comme une femme dangereuse et dont il devient impossible de se dégager ? N’est-il pas plus vrai de penser qu’elle fut simplement une femme ardente et malheureuse, mais non pas la créature impassible, la Cybèle forte et invulnérable qui ne s’émeut d’aucune douleur ? Ils lui ont reproché à juste titre sa manie des phrases mystiques pour les faits naturels de l’amour, car son langage était souvent en contradiction complète avec ses actes : elle parle, avec une insistance qui étonne, de son dégoût des affections sensuelles, et se perd dans des digressions sans fin sur la dignité humaine : elle est sentencieuse, doctrinale même aux heures les plus équivoques. Quel fut le mobile de son départ avec Musset, quand abandonnant tout, elle s’enfuit vers les rives embaumées de l’Adriatique, sous le ciel de Venise, comme pour mieux protéger son amour ? Qui lui conseilla cette grande et suprême audace ? N’est-ce pas ce démon[1] que toute femme malheureuse a près d’elle et qui prend la forme d’un ange pour lui crier ces mots si doux au cœur de tous les êtres jeunes : l’Amour, le Bonheur, la Vie, la Jeunesse, autant de perspectives insaisissables, déjà disparues quand on croit les tenir, ou qui s’éloignent à l’infini, pareilles à ces mirages des grands déserts qui trompent et activent la fièvre des voyageurs. Que de victimes sur la route… ! Tous deux, G. Sand et Musset, tombèrent blessés sur le chemin de leur amour. Inquiets et jaloux, l’un et l’autre, ils passèrent leur temps à s’offenser et à se trahir. Ce n’étaient qu’insultes, ruptures d’un jour, désavouées le lendemain.

Remplis de crainte et assiégés de soupçons ils mélangeaient l’outrage à leurs plus chères caresses, et dans l’intervalle de scènes redoutables ils échangeaient une correspondance d’amants.

  1. Lire : Lettres d’un Voyageur