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moment où s’ouvre cette grande époque, le climat est tempéré plutôt que très-chaud ; l’hiver est encore nul ou presque nul ; la mer échancre l’Europe sur bien des points d’où elle s’est ensuite retirée. Notre continent est plus découpé que de nos jours ; pourtant l’Europe est déjà une terre continentale d’une étendue considérable. La grande chaîne qui constitue actuellement son ossature principale n’existe pas ou ne forme encore que des hauteurs presque insignifiantes ; peut-être à sa place d’autres montagnes, maintenant ruinées, élevaient-elles leur cime ; mais ce sont là des conjectures que les recherches futures auront pour tâche de confirmer. Ce qui est certain, c’est que peu de temps après le début des temps tertiaires, c’est sur la ligne des Alpes et le long des Pyrénées que la mer s’établit et s’avance, laissant des îlots, comme pour jalonner la direction selon laquelle se prononceront plus tard ces massifs, dont le rôle et l’aspect ont si fort changé depuis lors.

Pendant la durée des temps tertiaires, non-seulement l’Europe est découpée pur des mers qui la pénètrent à plusieurs reprises et dans plus d’un sens, mais elle se couvre de lacs dont l’emplacement varie, comme celui des mers elles-mêmes, et dont il est difficile, justement à cause de cette circonstance, de dresser la carte, puisque beaucoup d’entre eux n’ont pas existé simultanément et que souvent, dans les oscillations qui se produisaient, il s’est trouvé que le fond d’un lac, soulevé, a servi de littoral et de terre ferme, soit à une mer, soit à un autre lac, venant occuper la place de ce qui n’avait été jusque là qu’un sol émergé. Ces mouvements oscillatoires, comparés à ceux d’une charnière, sont bien connus des géologues, et, quant aux lacs tertiaires, la Botanique fossile leur doit, de même qu’aux tufs ou calcaires concrétionnés, aux cendres volcaniques consolidées ou cinérites, ainsi qu’aux divers limons déposés par les cours d’eau, la conservation des plantes fossiles de chaque couche ou étage successifs, dont la réunion constitue la série des formations tertiaires. C’est à l’aide de ces moyens que l’on a pu recomposer la chronologie des phases par lesquelles la végétation a passé, en retrouvant à chacun des échelons de la série, au moins quelques vestiges des plantes que possédait l’Europe contemporaine. C’est un ensemble presque sans lacunes que l’on obtient de cette façon, puisqu’il n’est pas, pour ainsi dire, d’étages ni de sous-étages qui n’aient fourni quelques spécimens ; mais cet ensemble est inégal et imparfait en ce sens que nos connaissances ne s’appuient que sur des documents partiels, que le hasard seul a mis entre nos mains et qui font succéder, sans raison apparente, à une profusion parfois étonnante, une pénurie presque absolue, faite pour désespérer, sans que l’on ait pour cela le droit d’en être surpris.

Longtemps on ne s’est enquis ni des causes véritables, ni de la signification réelle de cette pénurie intermittente. On recueillait des espèces pour les enregistrer et les décrire, mais sans leur attribuer un sens autre que celui qui résulte du fait même de leur existence. Parfois on a poussé l’esprit de système jusqu’à croire que les empreintes fossiles traduisaient exactement le passé et qu’une flore appauvrie ou des spécimens clair-semés étaient l’indice de l’indigence de la végétation contemporaine. Enfin on a également admis, sans preuves et comme de confiance, qu’une flore fossile locale nous faisait connaître l’association de plantes qui couvrait alors tout un pays et que ce pays ne possédait pas une foule d’autres espèces, à côté de celles dont ou observait les vestiges. De cette manière de raisonner sont nécessairement sorties une quantité d’appréciations erronées, que les recherches et les découvertes futures redresseront peu à peu. Dans les détails que je vais donner je suivrai une marche et j’adopterai une méthode bien différentes. Je m’efforcerai avant tout de particulariser les découvertes et d’appliquer aux divers dépôts d’où proviennent les plantes fossiles le sens vrai qu’ils comportent, celui de représenter autant d’associations d’espèces végétales, localisées et restreintes, dont il s’agit avant tout de fixer la physionomie et de définir la portée, en évitant toutes les tendances exagérées.

Au point de vue exclusif des modifications que la végétation a éprouvées, l’époque tertiaire prise dans son ensemble se partage en cinq divisions ou périodes secondaires, désignées dans l’ouvrage d’un éminent paléophytologue[1], à partir de la plus ancienne, sous les noms de Paléocène, Éocène, Oligocène, Miocène, Pliocène. Ce sont là des phases précédées ou suivies de passages et de liaisons, n’ayant elles-mêmes rien d’absolument fixe dans leur physionomie d’un bout à l’autre de leur durée ; mais enfin ces phases mobiles, si peu nettement limitées qu’on les suppose, sont cependant des étapes qui marquent le chemin que la nature végétale a suivi en Europe, dans sa marche à travers les temps tertiaires. Elle ne l’a pas accomplie, cette marche si longue, sans éprouver des vicissitudes de toutes sortes, sans se modifier peu à peu ; elle a remplacé successivement chacune des formes qu’elle possédait à l’origine par des formes voisines, alliées de près à leurs devancières et cependant différentes de celles-ci à certains égards ; puis, à partir d’un certain moment, sous l’influence d’une température qui devenait insensiblement plus froide et moins égale, la végétation européenne s’est vue dépouiller peu à peu de ses éléments les plus précieux, d’une foule de types dont la présence ne lui laissait rien à envier aux pays méridionaux les plus richement favorisés ; alors seulement un âge est venu où, par l’effet des progrès lentement accomplis de cette élimination, la flore de notre continent est restée telle que nous la connaissons, peuplée d’espèces appropriées aux exigences climatériques de la zone tempérée froide dans le Nord et le

  1. Schimper, Traité de pal. vég., t. III, p. 680 et suiv.