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LA NATURE
REVUE DES SCIENCES
ET DE LEURS APPLICATIONS AUX ARTS ET À L’INDUSTRIE

LES DISTANCES DES ÉTOILES

L’idée de l’univers a subi depuis le commencement de ce siècle la plus complète des métamorphoses, métamorphose dont peu d’hommes paraissent encore se douter. Il y a moins d’un siècle, les savants qui admettaient le mouvement de la terre (il y en avait encore qui s’y refusaient[1]), se représentaient le système du monde comme un édifice borné par la frontière de l’orbite de Saturne à une distance du soleil central égale à 109 000 fois le diamètre de la terre, ou à 327 millions de lieues environ. Les étoiles étaient fixes, distribuées sphériquement, à une distance peu supérieure à celle de Saturne. Au delà on admettait volontiers un espace vide, entourant l’univers.

La découverte d’Uranus, en 1785, fit voler en éclat cette ceinture formée par l’orbite de Saturne depuis l’antiquité. D’un seul coup elle recula les frontières de la domination solaire à la distance de 752 millions de lieues du centre du système, c’est-à-dire au delà de l’espace où l’on supposait vaguement les étoiles. La découverte de Neptune, en 1846, transporta de nouveau ces limites à une distance devant laquelle nos pères auraient frémi : l’orbite décrite par cette dernière planète connue du système est tracée à plus de un milliard de lieues du Soleil.

Mais la puissance attractive de cet astre immense s’étend plus loin encore. Au-delà de l’orbite d’Uranus, au-delà de la route ténébreuse lentement parcourue par Neptune, les déserts glacés de l’espace sont sillonnés par les comètes, ces vagabondes du ciel, légères et échevelées, qui, en véritables chauves-souris de la nuit éternelle, se jettent à corps perdu dans un vol oblique et sans fin, rebroussant chemin lorsqu’une autre attraction les appelle, et, poussées par une excentricité sans égale, tombent dans la parabole et dans l’hyperbole. Il en est toutefois qui, soumises à l’attraction solaire, restent sujettes à son empire, ne voltigent point de systèmes en systèmes, suivent des courbes fermées, mais néanmoins s’éloignent à des distances qui dépassent de loin celles d’Uranus et de Neptune. Telle est la comète de Halley, qui s’enfonce dans l’espace jusqu’à un milliard trois cents millions de lieues du Soleil. Telle est la comète de 1811, qui s’éloigne jusqu’à quinze milliards de lieues. Telle est encore celle de 1680, dont l’aphélie gît à 32 milliards de lieues du Soleil, lequel vu de là ne brille plus que comme une simple étoile, et qui cependant a encore le pouvoir de rappeler à lui la comète vaporeuse. Dans ces ténèbres silencieuses et glacées, la comète entend sa voix ! elle se retourne vers lui, et reprend son cours pour venir se réchauffer à ses feux, après une route immense qu’elle n’emploie pas moins de 44 siècles à parcourir, son orbite entière embrassant 88 siècles.

Ces nombres peuvent cependant à peine être comparés à ceux qui expriment les distances des étoiles. Quel moyen avons-nous de mesurer ces distances ? Ici, ce n’est plus la dimension du globe terrestre qui peut servir de base au triangle, comme dans la mesure de la distance de la Lune, et la difficulté ne peut pas être tournée non plus, comme dans le cas du Soleil, par l’auxiliaire d’une autre planète. Mais, heureusement pour notre jugement sur les dimensions de l’univers, la construction du système du monde offre un moyen d’arpentage pour ces lointaines perspectives, et ce moyen, en même temps qu’il démontre une fois de plus le mouvement de translation de la terre autour du Soleil, il l’utilise pour la solution du plus grand des problèmes astronomiques. En effet, la terre, en tournant autour du Soleil à la distance de 37 millions de lieues, décrit par an une circonférence (en réalité c’est une ellipse) de 241 millions de lieues. Le diamètre de cette orbite est donc de 74 millions de lieues. Puisque la révolution de la terre est d’une année, la terre se trouve, en quelque moment que ce soit, à l’opposé du point où

  1. Mercier, membre de l’Institut, écrivait encore en 1815 : « Les savants auront beau faire, ils ne me feront jamais croire que je tourne comme un chapon à la broche. » Hélas ! le spirituel littérateur tournait ainsi pendant sa vie, et il tourne encore depuis sa mort.