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LA NATURE.

propriété que possédait le nouveau gaz d’exciter le rire ; peu d’expérimentateurs remarquèrent qu’il était capable de suspendre ou d’anéantir les douleurs physiques. Un fait si important n’échappa pas au perspicace Davy : « Le protoxyde d’azote, dit le grand chimiste, paraît jouir de la propriété de détruire la douleur ; on pourra probablement l’employer avec succès dans les opérations de chirurgie qui ne nécessitent pas une grande effusion de sang. » Malgré ces affirmations si nettes, si précises, il fallut attendre un demi-siècle avant que la méthode anesthésique entrât dans la pratique chirurgicale. Aujourd’hui, comme le savent nos lecteurs, elle est tout à fait admise dans tous les pays civilisés. Le protoxyde d’azote, le premier agent d’anesthésie, longtemps délaissé, revit avec vigueur, et comme nous l’avons déjà dit, le nouvel appareil, si ingénieux, si pratique dont nous avons donné la description, est pour beaucoup dans cette renaissance. Grâce à lui, les expériences seront facilitées, les doutes seront entièrement levés. Mais, pour notre part, d’après notre propre impression, nous croyons pouvoir affirmer que le précieux anesthésique de Davy est exempt de danger réel. Nous n’hésiterions pas à conseiller son emploi dans les opérations chirurgicales.

Gaston Tissandier.

LE MACROPODE DE LA CHINE
OU POISSON DE PARADIS. — SON EMBRYOGÉNIE ET SES MÉTAMORPHOSES.

Il existe à Paris, dans les aquariums de M. Carbonnier, une splendide phalange de petits poissons chinois récemment introduits en France et, par conséquent, encore assez rares pour n’être pas généralement connus. Cependant l’élégance de leurs formes, l’éclat de leurs couleurs, la grâce de leurs mouvements, la singularité de leurs mœurs et l’existence chez eux de métamorphoses, aussi réelles que celles des batraciens, en voilà certes beaucoup plus qu’il n’en faut pour attirer un moment l’attention du lecteur sur ces jolis poissons que les naturalistes ont désignés sous le nom de Macropodes (longs pieds), à raison du grand développement de leurs nageoires et surtout de leurs nageoires caudales.

Dans une série de Mémoires insérés au Bulletin de la Société d’acclimatation de Paris (années 1870 et 1872), M. Carbonnier a décrit avec autant d’élégance que d’exactitude les caractères zoologiques, les mœurs et les amours du Poisson de paradis. Il nous a fait connaître le nid d’écume, si artistement construit par le mâle, les soins touchants que celui-ci prend des œufs et des petits qui en naissent ; enfin les obstacles que lui-même a dû surmonter pour assurer la conservation et la reproduction de ses élèves aquatiques, originaires du Céleste-Empire.

La Nature a déjà publié[1] un intéressant résumé des observations de cet habile pisciculteur, mais elle n’a rien dit du développement des Macropodes dans l’œuf et hors de l’œuf.

Nous croyons donc remplir une lacune importante en donnant ici un aperçu sommaire des faits nouveaux que nous avons pu constater, en étudiant, l’an dernier et cette année même, l’embryogénie du petit poisson chinois[2].

Ceux de nos lecteurs qui voudront prendre une connaissance plus complète des résultats que nous avons obtenus pourront consulter la Revue des sciences naturelles[3], dirigée par M. E. Dubreuil, ou mieux encore les Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, de Toulouse, pour l’année 1873.

Plus on étudie l’embryogénie, plus on acquiert la conviction qu’un nombre d’animaux bien plus grand qu’on ne le pensait, il y a quelques années à peine, subissent, après leur naissance, des métamorphoses plus ou moins considérables. Les mammifères et les oiseaux sont, parmi les vertébrés, les seuls qui dérogent à la loi générale, et encore, pour les ranger dans l’exception, faut-il un peu tenir compte des

    sublimes, décrites par l’illustre savant. Il nous semble curieux de reproduire le passage le plus remarquable du livre de Davy :

    « Je respirai le gaz pur. Je ressentis immédiatement, dit le grand chimiste, une sensation s’étendant de la poitrine aux extrémités ; j’éprouvais dans tous les membres comme une sorte d’exagération du sens du tact. Les impressions perçues par le sens de la vue étaient plus vives ; j’entendais distinctement tous les bruits de la chambre, et j’avais très-bien conscience de tout ce qui m’environnait. Le plaisir augmentant par degrés, je perdis tout rapport avec le monde extérieur. Une suite de fraîches et rapides images passaient devant mes yeux ; elles se liaient à des mots inconnus et formaient des perceptions toutes nouvelles pour moi. J’existais dans un monde à part. J’étais en train de faire des théories et des découvertes, quand je fus éveillé de cette extase délirante par le docteur Kinglake, qui m’ôta le sac de la bouche. À la vue des personnes qui m’entouraient, j’éprouvais d’abord un sentiment d’orgueil ; mes impressions étaient sublimes, et, pendant quelques minutes, je me promenai dans l’appartement indifférent à ce qui se disait autour de moi. Enfin, je m’écriai avec la foi la plus vive et de l’accent le plus pénétré : Rien n’existe que la pensée, l’univers n’est composé que d’idées, d’impressions de plaisir et de souffrance. Il ne s’était écoulé que trois minutes et demie durant cette expérience, quoique le temps m’eût paru bien plus long, en le mesurant au nombre et à la vivacité de mes idées ; je n’avais pas consommé la moitié de la mesure du gaz, je respirai le reste avant que les premiers effets eussent disparu. Je ressentis des sensations pareilles aux précédentes ; je fus promptement plongé dans l’extase du plaisir, et j’y restai plus longtemps que la première fois. »

  1. Voyez la table du premier volume.
  2. M. Georges Pouchet s’est aussi occupé du même sujet, presque en même temps que nous, et il est arrivé à des résultats, à très-peu de chose près, identiques aux nôtres, sans cependant s’apercevoir, parait-il, qu’il avait sous les yeux de vraies métamorphoses ; du moins n’a-t-il pas une seule fois prononcé ou écrit ce mot. (Voy. son Mémoire intitulé : Observations sur le développement d’un poisson du genre Macropode, Mémoire inséré dans la Revue zooloqique de M. Guérin-Méneville, numéro du 10 octobre 1872.)

    Notre premier travail sur l’embryogénie du Poisson de paradis a été communiqué à l’Institut, le 30 septembre de l’année 1873.

  3. Livraison de mars 1873.