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LA NATURE.

mais leur position primitive a été un peu modifiée par l’usage, l’effort constant qu’elles ont fait naturellement pour se tourner l’une vers l’autre, ayant eu pour effet de tordre leurs colonnes vertébrales en spirale, de façon que leurs visages sont presque à angle droit. En forçant encore cette position, elles peuvent parvenir à s’embrasser. Dans la posture qu’elles ont ainsi fini par adopter, elles s’appuient l’une sur l’autre, d’après M. le professeur Paul Bert qui les a soigneusement étudiées, et la position de chacune d’elles, est telle, qu’un individu isolé ne pourrait la prendre sans tomber à la renverse.

De cette position à angle droit que se sont donnée les deux troncs résulte que les deux têtes sont tournées presque du même côté. C’est de ce côté-là que s’avancent les deux sœurs ; c’est sur le côté opposé qu’elles s’assoient, etc. Enfin l’ensemble de leurs deux personnes a un devant et un derrière.

Il en résulte encore que les quatre jambes sont disposées par paires ; deux jambes internes et antérieures et les deux autres externes et postérieures. Les deux sœurs marchent en s’appuyant successivement sur chacune de ces deux paires de jambes ; elles boitent un peu parce que les jambes internes sont un peu plus courtes que les externes. Quand Millie-Christine dansent (et elles dansent plus gracieusement qu’on ne pourrait le croire), l’ordre précédent n’existe plus ; chaque sœur danse pour son compte et les jambes homonymes, dit M. Bert, s’avancent ensemble.

La suture des deux sœurs se fait environ au niveau de leur première vertèbre lombaire. Nous regrettons de ne pouvoir donner sur le bassin que des renseignements communiqués par le directeur de ces jeunes filles, mais ces demoiselles, beaucoup mieux élevées qu’il ne le faudrait pour l’intérêt de la science, n’ont consenti aux exhibitions dont elles sont l’objet qu’à condition de n’avoir à subir aucun examen ni aucune question indiscrète.

Heureusement que l’une d’elles eut, il y a quelques années, un abcès très-mal situé à se faire ouvrir. Le chirurgien constata alors qu’à ce niveau, les deux personnes se confondent, et ne forment qu’une seule femme ; le méat urinaire seul est double et correspond à deux vessies ; il n’y a qu’une colonne vertébrale inférieurement.

Ce que nous apprend ce chirurgien anglais confirme la loi que Étienne Geoffroy Saint-Hilaire a formulée sous le nom d’attraction de soi pour soi, loi d’après laquelle les organes de l’un des individus composant les monstres doubles tendent à s’unir avec les mêmes organes de l’autre. Ce sera donc dans l’aorte de l’un que viendra s’ouvrir l’aorte de l’autre ; leurs veines caves inférieures, leurs intestins, etc., tendront également à se confondre. Nous verrons comment, dans le cas présent, les nerfs des deux sœurs sont également soumis à la même loi.

Les visages des deux sœurs se ressemblent. Ce ne sont pas absolument des visages de négresse ; elles tiennent de leur ancêtre Peau-Rouge d’avoir une chevelure moins laineuse que celle du nègre, quoique bouclée, et non pas roide comme celle de l’Indien Peau-Rouge. En outre, leur teint n’est pas franchement noir, et l’élément nègre n’y a pas complètement effacé la couleur cuivrée des autochthones américains.

Mais ces deux visages ne sont ni l’un ni l’autre symétriques ; la moitié du visage qui est tournée en dedans, c’est-à-dire du côté où elles sont unies, est un peu moins développée que l’autre : ce qui donne à leur visage une expression un peu singulière. — Il était très-intéressant de savoir si l’œil et l’oreille de ce côté du visage étaient moins parfaits que ceux de l’autre côté. M. Bert a constaté à l’aide d’une montre que les quatre oreilles entendaient également bien.

Les deux têtes peuvent penser chacune à un objet différent : l’une peut parler anglais, tandis que l’autre s’essaye à l’allemand, etc. Toutes deux sont intelligentes et bien élevées. Quoiqu’elles soient généralement d’accord, car elles ont bon caractère, l’une peut être en querelle avec l’autre. L’une peut dormir, tandis que l’autre est éveillée, mais généralement elles s’endorment et s’éveillent ensemble. — Il est remarquable que, malgré cette indépendance de leurs pensées, il leur arrive souvent de rêver la même chose. — Nous donnerons tout à l’heure une explication à cette curieuse exception. Nous les avons entendues chanter une chanson anglaise. Leur voix nous a paru à peu près la même ; toutefois elles exécutent chacune une partition différente.

Elles ont chacune un cœur, mais ces deux organes ne battent pas à l’unisson l’un de l’autre. Si l’une des deux sœurs chante seule, son cœur accélérera ses mouvements, sans que la fréquence de l’autre soit modifiée. Pourtant si l’on prend le pouls sur les membres inférieurs, on voit que les quatre pouls sont rigoureusement synchrones en tout état de chose.

Le mélange du sang des deux sœurs donne lieu à une série de phénomènes remarquables. Par exemple, l’une des deux sœurs est sujette à la migraine : tant que la migraine est légère, sa sœur ne s’en ressent pas ; mais si la migraine est grave, la sœur en est légèrement indisposée. Ainsi les fièvres graves leur sont communes, et non les légères indispositions. Ajoutons qu’elles jouissent d’une bonne santé. Elles ont traversé plusieurs fois l’Océan sans mal de mer.

On les a vaccinées ; malheureusement on les a vaccinées toutes deux ensemble ; il eût été curieux de voir si la vaccination de l’une eût protégé l’autre contre une seconde inoculation vaccinale.

Chacune d’elles possède un estomac ; et chacune d’elles éprouve le sentiment de la faim et celui de la soif. Mais si une raison quelconque, soit une ma-