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LA NATURE.

Laugerie-Basse (Dordogne) a aussi fourni, entre autres richesses inappréciables, deux manches de poignard sur l’un desquels sont sculptés deux bœufs, tandis que l’autre porte la figure d’un mammouth.

Fig. 9. — Manche de poignard sculpté. (Laugerie-Basse.)

Deux autres poignards trouvés à Bruniquel représentent deux rennes en relief, d’un travail beaucoup plus fini et beaucoup plus parfait que celui de toutes les stations jusqu’à présent explorées (fig. 10).

Fig. 10. — Manche de poignard sculpté. (Bruniquel.)

Nous ne saurions passer sous silence une statuette en ivoire, dont la tête et les pieds n’existent plus, dont les bras n’ont jamais existé, sorte de Vénus impudique aux formes étrangement prononcées. Cette statuette a été trouvée à Langerie-Basse, et fait maintenant partie de la belle collection de M. le marquis de Vibraye.

Une autre découverte des plus importantes pour l’histoire du travail, c’est celle d’une figurine, en bois de renne, très-grossièrement sculptée, sorte d’ébauche informe qui dénote l’enfance de l’art, et qui remonte en effet à ses premiers commencements, car le terrain où elle a été trouvée[1] appartient aux couches supérieures de l’âge du mammouth. C’est pour la Belgique un des plus anciens monuments de l’art sculptural.

Nous ne dirons rien de la peinture, dont le temps ne nous a conservé aucun spécimen authentique.

Cependant M. Brun, conservateur du musée de Montauban, a trouvé à Bruniquel de l’hématite ou sanguine, réduite en poudre, et parfaitement conservée dans une coquille de cardium[2]. À côté de cette coquille, se trouvait un instrument en os, espèce de fourchette à pointes très-courtes mais très-aiguës, qui pourrait bien avoir servi au tatouage, genre de parure très-répandu, personne ne l’ignore, chez les sauvages contemporains.

De l’hématite également pulvérisée a été trouvée aussi à Montastruc, par M. Peccadeau de Lisle ; dans la Dordogne, par MM. Ed. Lartet et Christy, et en Belgique par M. Ed. Dupont.

Pendant la période néolithique, les arts du dessin semblent avoir été oubliés ou, du moins, tellement négligés, qu’aucun spécimen n’est venu jusqu’à présent nous en révéler l’existence. Nous aimons mieux croire à une lacune regrettable qu’à un pas rétrograde ou à une décadence complète : car en définitive, la loi du progrès est infaillible dans les œuvres de l’art, comme dans celles de la nature.

Du reste, on l’a dit avant nous, cette loi s’observe d’une manière évidente en ce qui concerne l’industrie du silex. Elle n’est pas moins manifeste quand on compare la gravure sur os de la grotte inférieure de Massat (âge de l’aurochs) avec celle de Savigné (âge du renne). Là, c’est-à-dire à Massat, le progrès est marqué, non-seulement par une plus grande fermeté de trait, par une plus grande régularité dans les contours, mais encore par des hachures destinées à indiquer les ombres et à donner ainsi du relief au dessin.

Si l’on compare les produits artistiques que nous venons de décrire avec ceux de la plupart des sauvages actuels, on trouvera chez les premiers une supériorité bien évidente ; mais ils offrent en même temps une grande ressemblance avec les produits de l’art chez les races hyperboréennes (Lapons, Eskimaux, Tchoutchis) de nos jours.

Faut-il en conclure que les ouvriers qui nous ont transmis ces antiques spécimens de leur savoir-faire appartenaient à l’une de ces races que M. Pruner Bey a désignées sous le nom de Mongoloïdes, les Finnois et les Ethoniens, par exemple ?

Cette thèse, ou plutôt cette hypothèse, nous ne l’ignorons pas, est aujourd’hui fort à la mode, et elle a été soutenue, nous le savons encore, par des hommes d’une grande et incontestable autorité. Mais la Revue des cours scientifiques (N° du 20 avril 1873) nous apprend que cette théorie vient d’être attaquée par des arguments qui n’auraient rien perdu de leur valeur, tout au contraire, s’ils ne s’étaient point produits avec une violence, une acrimonie, disons le mot, avec une grossièreté de langage dont l’opinion publique en France a déjà fait justice, et que la science qui se respecte réprouve et condamne à tous les points de vue et dans tous les pays du monde civilisé.

Du reste, Finnois ou Esthoniens, peu importe en ce moment. Les dessinateurs et les sculpteurs de l’âge du renne n’en sont pas moins les précurseurs, on peut même dire sans exagération aucune, les créateurs de l’art moderne, glyptique ou sculptural. Et quand avec leurs grossiers instruments de silex, ils dessinaient ou sculptaient la figure de l’homme ou celle des animaux qu’ils avaient sous les yeux, évidemment, quoiqu’à leur insu, ils préludaient à ces chefs-d’œuvre qu’un lointain avenir devait enfanter sous le burin de Callot, sous le pinceau de Raphaël, ou sous le ciseau de Phidias, de Michel-Ange, de

  1. Dans le Trou Magrite, près Dinant.
  2. Le cardium edule ou bucarde, mollusque marin comestible, qui se vend sur nos marchés.