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LA NATURE.

pont Neuf, il est facile, de comprendre qu’elle serait broyée, mise en pièces, avant de gagner le bassin plus libre du quai d’Orsay : c’est ce qui semble devoir arriver au Polaris.

L’embouchure septentrionale du détroit de Smith est d’autant plus dangereuse, pour un navire descendant du pôle, qu’elle est obstruée par une sorte d’archipel, qui augmente la tendance des glaçons à s’y accumuler. Le courant qui vient du pôle n’est pas très-rapide, mais la masse de glaces est si grande que les moindres chocs sont épouvantables.

Si l’expédition du Polaris montre qu’il est facile de s’engager dans le détroit de Smith, la perte des naufragés de la banquise prouve qu’il est bien difficile de s’en échapper et que le parti le plus prudent est peut-être d’avoir du courage jusqu’au bout.

Les difficultés que les successeurs du capitaine Hall ont trouvées, lorsqu’ils ont voulu revenir en Amérique, sont immenses.

Peut-être le capitaine Baddington, qui est resté à bord du Polaris, avec treize vaillants marins, trouvera-t-il moyen de les surmonter ? Il est possible que par la route qu’il avait choisie, le capitaine Lambert ne les ait point rencontrées ; quoi qu’il en soit de ces spéculations, nous devons nous empresser de dire qu’il est faux que l’expédition du Polaris ait échoué, comme nos amis d’Amérique se sont trop pressés de le dire en voyant que la Tigresse ramenait les deux tiers de l’équipage.

En tous cas, l’expédition du Polaris a justifié la légitimité des précautions prises par notre infortuné Gustave Lambert, que l’on accusait de compliquer sans nécessité son expédition. Elle a en outre démontré la non-existence de la prétendue baie libre, entrevue par Kan, contre le récit duquel quelques publicités ont vainement protesté depuis une quinzaine d’années, et qui portait, au reste, toutes les traces d’une exagération manifeste.

Nous discuterons en détail les découvertes importantes dont, grâce au sauvetage miraculeux du 12 mai 1873, la science se trouve actuellement en possession. Nous le ferons aussitôt que le rapport officiel de l’Amirauté américaine nous aura été transmis.

Hâtons-nous d’ajouter que le navire la Tigresse a été acheté par le gouvernement des États-Unis, et fera partie d’une expédition destinée à porter secours au Polaris.

Au moment où ces lignes seront sous les yeux de nos lecteurs, la Tigresse aura quitté l’Amérique aux applaudissements du monde entier !


LES ARTS DU DESSIN EN FRANCE
À L’ÉPOQUE DU RENNE.

Il fut un temps, prodigieusement éloigné de nous, antérieur à toutes les traditions, où l’homme européen ignorait l’usage des métaux, vivait dans les cavernes, y ensevelissait les morts, y célébrait des repas funèbres et préludait peut-être ainsi à la naissance d’un culte religieux. Vêtu de la dépouille des animaux dont il faisait sa proie, et qu’il abattait à l’aide de l’arc et des pointes de flèches en silex et en os, il se nourrissait de la chair du cheval, de l’éléphant, du rhinocéros, du bœuf musqué, du renne, du castor, etc., qu’il prenait à peine le temps de faire cuire, que souvent même il mangeait encore toute saignante.

Toutes ces armes, tous ces instruments étaient fabriqués avec la pierre, l’os ou l’ivoire, et parmi eux cependant il en était d’extrêmement délicats[1], surtout à l’époque du Renne, le beau temps de cette industrie, pendant la période que les antiquaires et les paléontologistes ont nommée l’âge de la pierre taillée ou archéolithique, par opposition à l’âge plus récent de la pierre polie ou âge néolithique.

Or, dès la seconde moitié de l’époque archéolithique, l’homme des cavernes de l’âge du renne savait déjà graver, ciseler, sculpter la pierre et l’os, et il nous a laissé de son talent originel des preuves aussi curieuses qu’incontestables.

Lors de l’Exposition universelle de 1867, tout Paris a pu voir et admirer dans les vitrines du Palais de l’industrie consacrées à l’histoire du travail, ces premiers essais qui déjà dénotent une certaine habileté de main, et surtout un vif sentiment de la nature. Choisissons donc quelques-uns de ces bijoux, d’une valeur très-contestable aux yeux du vulgaire ignorant, d’un prix infini pour l’homme de science, pour l’homme de goût, et surtout pour le véritable artiste, Plus humbles ont été les commencements, plus les noms des ouvriers sont demeurés obscurs, et plus nous devons nous applaudir des progrès accomplis.

Voici d’abord une plaque d’ivoire fossile trouvée dans la grotte de la Madelaine (Dordogne) par MM. Ed. Lartet et Christy, dont la mort est venue depuis si malheureusement interrompre les remarquables travaux. Sur cette plaque, un artiste antédiluvien a gravé le portrait d’un mammouth, ou éléphant de la Léna, parfaitement reconnaissable à son front large et bombé, à ses oreilles petites et velues, à ses longues défenses recourbées en dessus, aux longs poils qui couvraient sa tête et son corps, enfin à la crinière épaisse et brune qui bordait son cou et son dos, et qui, paraît-il, offrait beaucoup de ressemblance avec celle du Bison américain (fig. 1).

Nul doute, par conséquent, que le graveur qui a tracé ces traits, n’ait vu l’animal dont il reproduisait l’image, et, chose bien digne de remarque, son dessin est bien plus correct que celui de l’artiste moderne[2] qui a représenté, d’après nature, le mammouth trouvé en 1806, avec sa peau, sa chair

  1. Par exemple, les scies en silex pour découper le bois de renne, et les aiguilles en os munies d’un chas.
  2. Cet artiste, il est vrai, était un simple commerçant russe : il se nommait Boltanow.