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1re ANNÉE. — N° 1
7 JUIN 1873
LA NATURE
REVUE DES SCIENCES
ET DE LEURS APPLICATIONS AUX ARTS ET À L’INDUSTRIE

L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
EN FRANCE.


Les révélations qui ont été faites à la Sorbonne, il y a environ un mois, en présence des délégués des Sociétés savantes, sont bien de nature à exciter l’attention de tous ceux que préoccupent les intérêts du pays. Il résulte avec une cruelle évidence, de l’éloquent exposé de M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, que la France, assez riche, disait-on jadis, pour payer sa gloire, assez opulente aujourd’hui pour payer ses défaites, est trop pauvre pour assurer à l’instruction publique un budget vraiment digne d’une nation civilisée. Il ressort nettement du discours énergique de l’honorable orateur, que l’État ne dépense pas plus de 86 000 francs par an, pour l’entretien de la Faculté des lettres, de la Faculté des sciences, des Écoles de médecine et de droit. 86 000 francs, pour former des écrivains, des savants, des médecins, des législateurs, pour préparer la génération sur laquelle le pays fonde son avenir ! On ne saurait trop méditer ce chiffre navrant, pour en rougir.

Il est manifeste que les sciences sont actuellement dépourvues des ressources les plus nécessaires à leur développement ; et cela, au moment où tout le monde comprend, qu’une renaissance n’est possible que par les bienfaits de l’instruction et de la science. « La résurrection commencera seulement le jour où l’on pourra complétement et facilement travailler, c’est-à-dire être un savant tout à son aise[1]. »

Malgré l’évidence d’une telle affirmation, il nous a paru curieux de chercher dans le passé des enseignements propres à la mettre encore en relief. Nous avons été conduit ainsi à étudier la voie du salut, qui a été tracée et suivie en Prusse après ses désastres de 1806.

Il y a aujourd’hui soixante-cinq ans, la Prusse venait de signer la paix de Tilsitt. Après Iéna, la patrie du grand Frédéric cède au vainqueur la moitié de ses provinces, elle se sépare d’une population de cinq millions d’âmes ; son ancienne prépondérance s’évanouit ; l’heure de l’anéantissement semble imminente. À ce moment, un grand patriote, Guillaume de Humboldt, le frère de l’illustre auteur du Cosmos, prend la plume, et dans un écrit mémorable[2], il s’efforce de ranimer chez ses concitoyens l’espoir dans l’avenir. Il récapitule d’abord en un magnifique langage la marche des événements qui se sont succédé, depuis la rupture du traité de Vienne jusqu’à l’heure des défaites. Quoique ce tableau, tracé en traits lumineux, abonde en pages du plus haut intérêt, nous devons le passer sous silence et arriver à ce que l’auteur appelle lui-même la voie du salut.

« Prussiens, s’écrie Humboldt, après Iéna, ne désespérez pas de la patrie !… Faites-vous les vertus de votre condition … Ce qui vous convient désormais, c’est la patience, le travail, l’économie. Aimez-vous, la bienveillance console ! Que le malheur ait rapproché tous les cœurs et confondu toutes les classes !… Les révolutions parcourent la face du globe, chaque peuple a ses époques de grandeur et d’abaissement ; peut-être si nous savons préparer la fortune de nos enfants, les destinées de la Prusse se relèveront quelque jour. »

Ainsi parle Guillaume de Humboldt en 1808. À côté de lui, à la même époque, un esprit remarquable, Fichte, philosophe distingué en même temps que tribun populaire, fait à Berlin une véritable croisade en faveur de l’enseignement. Avec l’éloquence que sait inspirer la conviction, il expose dans quatorze conférences consécutives le moyen de relever la nation ; il développe avec énergie les vertus de ce grand remède qu’il préconise : l’instruction. « L’instruction seule, s’écrie Fichte, dans un de ses Dis-

  1. M. Jules Simon, Journal officiel, 23 avril 1873.
  2. Matériaux pour servir à l’histoire des années 1806, 1807 et 1808. Brochure anonyme due à Guillaume de Humboldt : elle obtint, à son apparition, un succès extraordinaire.