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LA NATURE.

ments de combat 10 à 12 millions, et à livrer à l’inconnu de la guerre sous-marine ces coûteux engins que la torpille pourra détruire d’un seul coup ? ou bien, désertant cette voie ruineuse, considérera-t-on comme plus sage et plus prudent de renoncer, dès à présent, à une protection inefficace et partant dangereuse ? Cette question, peu de temps avant la résolution de l’Amirauté anglaise, M. le vice-amiral Touchard la posait dans notre pays avec une grande netteté. « Le décuirassement, disait-il, apparaît aujourd’hui comme la conséquence inévitable de la puissance croissante du canon et de sa supériorité sur la cuirasse. Peut-être, avant que les navires en cours de construction soient achevés, cette conséquence va-t-elle s’imposer par l’initiative des autres puissances maritimes, ou d’une seule d’entre elles ? et dès lors n’y aura-t-il pas pour la France honneur et profit à fournir ici l’exemple d’une initiative hardie que la prudence et l’économie conseillent, comme elle a fourni un exemple, moins conforme à son génie et à ses traditions militaires : l’exemple du cuirassement ? »

Cette initiative, on vient de le voir, c’est l’Angleterre qui l’a eue, non pas que le principe du décuirassement manque d’adhérents parmi nos ingénieurs et nos officiers, mais les charges laissées par la guerre pèsent trop lourdement sur notre pays pour qu’il lui soit permis de rentrer aussitôt dans la voie des essais et des expériences. De même que les Anglais nous laissaient faire alors que nous construisions la Dévastation, la Lave et la Tonnante, de même nous resterons spectateurs de la tentative représentée par le Téméraire, attendant, pour nous décider, que l’épreuve soit achevé. Que nos ennemis ne prennent donc pas une réserve, très-difficilement contenue d’ailleurs, pour de l’épuisement ou de l’impuissance. Notre marine, comme notre pays lui-même, se recueille et retrempe son génie au sein des viriles études. Pour elle comme pour lui de belles pages leur restent à écrire ; de nouvelles destinées les attendent, plus grandes, — nous en sommes profondément convaincus, — que celles déjà remplies.

Léon Renard.

M. F. MAURY

Mathieu-Fontaine Maury descendait, comme son nom l’indique, d’une famille française, qui avait émigré en Amérique après la révocation de l’édit de Nantes. Quatrième fils de Richard Maury, il était né le 10 janvier 1806[1], dans le comté de Spott-Sylvania, en Virginie, la patrie de Washington, Jefferson, Henry et Lee. Il avait quatre ans quand son père, cultivateur, vint établir sa ferme dans le Tennessee, près du village de Franklin, situé à 18 milles environ au sud de Nashville.

Après avoir acquis l’instruction élémentaire qui pouvait lui être donnée dans les écoles de cette région, le jeune Maury, dans sa seizième année, entra à l’Académie d’Harpeth, alors dirigée par le Rév. James Otey, qui fut depuis évêque du Tennessee. L’esprit actif, l’intelligence, les habitudes studieuses du nouveau pensionnaire attirèrent bientôt la bienveillante attention de ses professeurs, lui valurent leur attachement, et tant que vécut le bon évêque, il ne cessa de témoigner la plus cordiale affection à son ancien élève.

En 1825, après avoir obtenu un brevet d’aspirant, Maury quitta l’école pour entrer dans la marine militaire des États-Unis. À cette époque, le gouvernement n’avait pas encore établi une Académie navale, et les aspirants devaient immédiatement commencer l’apprentissage de leur profession. On comprendra facilement combien dut paraître étrange à un jeune garçon élevé librement au milieu des forêts l’étroit espace où il devait maintenant vivre avec ses compagnons, et combien aussi fut nouvelle pour lui la sévère discipline d’un bâtiment de guerre. Le milieu dans lequel il se trouvait ainsi placé était peu favorable à l’étude. Mais, avec une persévérante volonté, il cherchait cependant toutes les occasions d’acquérir la pratique et la théorie de sa profession, et, par ses consciencieux efforts, de justifier la confiance qu’on lui montrait déjà dans les circonstances où il y avait à faire preuve de zèle et de savoir. Il était surtout attiré par les études purement scientifiques, et ses camarades, à un âge où l’on recherche ardemment les plaisirs, le plaisantaient quelquefois sur les préoccupations qui le poussaient à tracer des figures géométriques sur le pont pendant ses quarts.

Durant la première année de son service, il visita les côtes d’Angleterre sur la frégate Brandywine. Mais n’ayant d’autres ressources que ses faibles appointements, dont il envoyait la moitié à l’une de ses sœurs, il ne put profiter de ce voyage comme il l’aurait voulu, et dut renoncer aux excursions intéressantes dont l’occasion lui était offerte.

Après une croisière, dans la Méditerranée, sa frégate retourna à New-York en 1826. Il fut alors embarqué sur la corvette Vincennes, qui faisait une campagne autour du monde. Ce changement lui fut très-favorable. Il trouva sur son nouveau bâtiment plus de tranquillité, plus de facilités pour l’étude. En dehors de son service et des amusements qu’il partageait avec ses camarades, il continuait à s’instruire avec un zèle constant, et il fit de tels progrès dans la science qu’il put construire durant cette campagne une série de tables lunaires. Malheureusement il apprit à son retour que ces tables existaient déjà.

En 1831, il fut embarqué comme maître[2] sur la corvette Falmouth, qui allait prendre la station de l’océan Pacifique. Promu au grade d’aspirant de première classe, et remplissant les fonctions de maître, il avait pour travailler une chambre à lui, et sa mo-

  1. Note Wikisource : une erreur s’est glissée, Mathieu-Fontaine Maury est né le 14 janvier 1806.
  2. Master, officier à qui peut être confiée la direction d’un bâtiment.