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N° 4. — 28 JUIN 1873.
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LA NATURE.

LE NAVIRE DÉCUIRASSÉ

On le construit en Angleterre sur les plans du Chief Naval Architect de l’Amirauté, M. Nathaniel Barnaby. Il aura un nom français : le Téméraire.

Le jour où, à Shœburyness, le canon de 35 tonnes (Infant of Woolwich) a traversé une armure de 45 millimètres et l’épaisse charpente qu’elle recouvrait, on fut autorisé à penser qu’une voie nouvelle allait s’ouvrir pour l’art des constructions navales. Mais lorsque sir W. Armstrong et sir J. Whitworth se sont engagés devant le fameux « Comité des plans des navires de guerre » à fabriquer des canons capables de percer des plaques de 50 et même de 60 centimètres d’épaisseur, il a fallu prendre une résolution énergique, rompre avec un passé, pourtant si voisin de nous.

C’était hier. La Dévastation, la Lave et la Tonnante revenaient de Crimée après avoir réduit Kinburn. Pendant quatre heures les trois batteries flottantes avaient canonné la forteresse, et reçu chacune un grand nombre de projectiles. Mais c’était vainement que les longues pièces de 24 en fonte de fer de l’ennemi avaient criblé les trois navires. Une empreinte d’environ 3 centimètres là où avaient porté les projectiles, c’était tout ce qu’avaient obtenu les artilleurs russes sur la cuirasse de 110 millimètres de nos batteries.

Le Solférino (1863)

Plein d’enthousiasme en présence d’un résultat aussi brillant, le gouvernement français avait donné des ordres pour que les plans que lui avait soumis M. Dupuy de Lôme fussent réalisés. Une frégate cette fois, la Gloire, était mise en chantier (4 mars 1838), pendant que les ingénieurs du génie maritime préparaient les devis des navires qui allaient composer la flotte nouvelle.

Dans cette voie où nous allions entraîner bon gré malgré toutes les marines de guerre, les premiers, les Anglais nous suivaient, en attendant qu’ils nous dépassassent, et lançaient à leur tour le Warrior. Nous leur répondions par la Normandie, l’Invincible, la Couronne, le Magenta, le Solférino[1]… Mais ici, nous nous arrêtions. Les Anglais eux-mêmes, bien qu’emportés alors par une fièvre assurément imprévue au début, lorsque nous leur communiquions nos expériences de tir de Vincennes, sur des plaques, et qu’ils souriaient de ce que le plus irrespectueux d’entre eux considérait comme un « échantillon de l’étourderie française, » les Anglais, disons-nous, se recueillaient à leur tour, ou plutôt, comme nous, regardaient de l’autre côté de l’Atlantique. Les fédéraux et les confédérés en étaient alors aux mains, et cette marine cuirassée, qui n’était encore en Europe qu’une marine théorique, les Américains la faisaient entrer, eux, dans le domaine de la pratique, en la soumettant à l’épreuve suprême du combat. L’un

  1. L’auteur de cet article a donné des détails complets sur ces navires cuirassés, dans son excellent ouvrage intitulé les Merveilles de l’art naval, et publié en 1866 par la librairie Hachette et Cie. — Grâce à l’obligeance des éditeurs, nous empruntons à cette publication les deux gravures qui représentent le Solférino et la Couronne, pensant qu’il y a un intérêt réel à remettre sous les yeux du public les types de ces navires, au moment où l’Angleterre modifie de toutes pièces les bases de si importantes constructions navales. G. T.
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