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LA NATURE.

melle, la poussent de la tête, la bousculent, la font rouler sur elle-même, lui infligeant ainsi un véritable supplice jusqu’à ce qu’elle ait évacué ses œufs. Le télescope n’est sans doute qu’une variété du cyprin doré ou poisson rouge, monstre créé à dessein au moyen de procédés d’élevage assez puissants pour que l’anomalie première ait pu se perpétuer ; de tout temps, du reste, les Chinois ont poussé au plus haut degré l’art de créer des monstruosités animales ou végétales.

De formes moins étranges, de petite taille, d’un gris pâle peu remarquable au repos, les macropodes n’attirent d’abord guère l’attention ; mais qu’ils viennent à être excités, aussitôt leurs longues nageoires du dos et du ventre se redressent, les rayons se colorent de pourpre mélangé de vert et de bleu, la caudale, longue et fourchue, se développe en éventail, les bandes dont les flancs sont ornés deviennent jaunes, rouges, bleues et sillonnent le corps de rayons aux couleurs changeantes ; la lumière se joue sur les écailles et lance mille rayons, tandis que l’œil s’illumine d’une lumière d’un vert d’azur ; aussi ces poissons justifient-ils les noms de poissons de paradis ou de poissons changeants sous lesquels on les connaît.

Les mœurs de ces ravissants petits êtres sont encore bien plus curieuses que leurs couleurs ne sont jolies. Comme chez beaucoup de poissons, comme chez les vulgaires épinoches de nos ruisseaux de France (les épinoches sont intéressants à observer et pourtant si dédaignés dans les aquariums), c’est le mâle qui est chargé des soins de la progéniture, c’est lui qui soigne et élève les petits, c’est lui qui fait le nid dans lequel devront éclore les œufs ; seulement le macropode fait un nid à la surface de l’eau et ce nid est un plafond d’écume. Rien de charmant comme la description si imagée qu’a retracée M. Carbonnier ; aussi ne pouvons-nous mieux faire que de lui emprunter quelques lignes.

« Les femelles prirent peu à peu, dit-il, un extrême embonpoint que j’attribuai d’abord à l’abondance de la nourriture, mais qui n’était que le prélude du frai. En effet, je remarquai, non sans surprise, un grand changement dans l’aspect et la manière d’être de mes poissons. Chez les mâles, les bords des nageoires s’étaient colorés en jaune bleuâtre, l’épine qui prolonge chaque nageoire ventrale était d’un jaune safrané ; ils faisaient la roue, tout comme les paons et les poules d’Inde, et semblaient, par leur vivacité, leurs bonds saccadés, et l’étalage de leurs vives couleurs, chercher à attirer l’attention des femelles, lesquelles ne paraissaient pas indifférentes à ce manège ; elles nageaient avec une molle lenteur vers les mâles et semblaient se complaire dans leur voisinage.

« Bientôt, remarquant que les mâles se disputaient les femelles et devinant qu’une ponte allait avoir lieu, je choisis le mâle le plus vigoureux et le plaçai avec une femelle dans un aquarium particulier.

« Après dix minutes passées à examiner leur nouveau domicile, le mâle vint se placer contre la face transparente, bien à la surface de l’eau, et absorbant, puis expulsant sans trêve des bulles d’air, il forma ainsi une sorte de plafond d’écume flottante, d’une surface d’un centimètre carré, qui se maintint sur l’eau sans résorption.

« Bientôt la femelle s’étant approchée du mâle, je vis ce dernier dilater ses nageoires, et se ployer en arc comme un cerceau, puis la femelle, qui se tenait verticalement la tête à fleur d’eau, vint en oscillant, placer la partie inférieure de son corps dans le demi-cercle formé par le mâle, lequel, ployant et contractant ses longues nageoires, l’attacha à son flanc et pendant une demi-minute, au moins, fit d’évidents efforts pour la renverser. Rien de plus gracieux que les mouvements de ces animaux parés de leurs vives couleurs, et se laissant tomber ainsi de la surface à 15 et 20 centimètres de profondeur. Pendant les intervalles de repos, le mâle ne cessait de travailler à son plafond d’écume. » Enfin la ponte eut lieu, le mâle serrant fortement la femelle contre lui ; les œufs viennent flotter à la surface de l’eau.

Le rôle du mâle commence alors ; il recueille peu à peu dans sa bouche les œufs épars et les porte dans le plafond d’écume. « Lui seul va se charger des soins nécessaires à l’heureuse incubation de ces œufs, reconstituant le plafond d’écume dès qu’une lacune venait à s’y produire, prenant avec sa bouche quelques œufs, là où ils étaient agglomérés en trop grand nombre, pour les placer dans un endroit inoccupé ; donnant un coup de tête là où la couche d’écume lui semblait trop serrée, pour en éparpiller le contenu ; remplissant tous les vides en y produisant tout de suite de nouvelles bulles ; » ces bulles de nouvelle formation sont placées immédiatement au-dessous des œufs, ce qui les force ainsi à remonter bien au-dessus du niveau de l’eau ; la portion du cône d’écume renfermant les œufs n’est dès lors plus mouillée que par capillarité. Aussitôt après l’éclosion, le mâle continue à prodiguer aux embryons les soins qu’il a donnés aux œufs. Il se met à la poursuite de ceux qui s’échappent, les frappe avec la bouche et les ramène au plafond d’écume ; un d’eux est-il malade, le mâle le prend dans sa bouche, va chercher une bulle d’air et nettoie le petit alevin. Peu d’animaux supérieurs prodiguent des soins aussi intelligents que ceux dont le macropode mâle entoure sa progéniture.

Ces macropodes font partie d’une étrange famille que les naturalistes désignent sous le nom de pharyngiens labyrinthiformes. Grâce à une disposition particulière qui leur permet de conserver pendant assez longtemps leurs branchies humides, beaucoup de ces poissons peuvent émigrer d’un marais à demi desséché à un autre plein d’eau, les nageoires étendues pour maintenir l’équilibre, en avançant au moyen des opercules fortement dentelés qui, tour à tour ouverts et refermés, donnent à leur corps un mouvement de progression.