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LA NATURE.

fracteurs, comme disent nos voisins d’outre-Manche. On voit que jusqu’à présent, les plus parfaits télescopes ne dépassent pas les grossissements de 2 000 et les lunettes employées 1 500. C’est donc sans raison suffisante que notre excellent maître Babinet supposait qu’on pourrait voir dans la lune des objets de la dimension de Notre-Dame de Paris[1].

Un jour sans doute, et sûrement même, on ira plus loin, et cela très-prochainement, si l’on en juge par les progrès faits en optique depuis un demi-siècle. Il semble que l’Amérique est fortement disposée à pousser aussi loin que possible les tentatives de ce genre. Déjà on vient de proposer d’y fonder une société par action de 10 dollars chacune dans le but de construire un télescope monstre. Le Scientific American annonce qu’un Américain s’est engagé à payer 25 dollars pour voir l’occultation de Mars par la lune, en s’engageant à se rendre dans n’importe quelle partie des États‑Unis. « On ne doit pas, dit l’auteur de cette motion, demander pour cela de l’argent au gouvernement, qui a assez à dépenser déjà ; mais les capitaux seraient promptement couverts si ce télescope monstre était placé à Philadelphie pour l’Exposition de 1876 ; les actionnaires auraient sûrement un bénéfice de 200 pour 100, et la science en tirerait gratis un grand profit. » On parle aussi d’appliquer un million de dollars, c’est-à-dire plus de cinq millions de francs, à la construction d’un télescope gigantesque, qui serait à nos meilleures lunettes ce que le Great-Estern est aux canots. Faisons des vœux pour que d’aussi hardies tentatives puissent réussir, et que l’optique du dix-neuvième siècle rapproche enfin la lune à quelques kilomètres et nous permette enfin d’en distinguer les habitants !

Je ne puis cependant m’empêcher d’ajouter, en terminant, que ce n’est pas tant la dimension des lentilles ou des miroirs que leur perfection, qui conduira aux résultats désirés. On ne saurait croire quelle énorme différence sépare souvent des instruments de même puissance et de même prix. Il faudrait que de tels appareils fussent uniquement faits par amour de l’art, et, si l’on peut dire, par des astronomes. Ainsi je pourrais signaler à ce propos que deux jeunes astronomes de notre Observatoire, MM. Henry, à qui l’on doit la découverte récente de la comète qui porte leur nom, viennent précisément de réussir à merveille un petit télescope, de 18 centimètres de diamètre et de 1 mètre de distance focale, qui supporte nettement un grossissement de 400 fois, dédouble Gamma-deux d’Andromède, etc. Si tous les télescopes étaient aussi parfaits que celui-là, la question serait résolue en leur faveur, et les lunettes seraient détrônées.

Camille Flammarion.

LES POISSONS DE CHINE
EXPOSÉS AU CONGRÈS DES ORIENTALISTES.

Tous ceux de nos lecteurs, et ils sont certainement nombreux, qui ont visité au Palais de l’industrie l’exposition des produits de l’extrême Orient, ont dû remarquer deux poissons aux formes étranges, aux éclatantes couleurs, dont l’acclimatement est dû aux soins de notre habile pisciculteur, M, P. Carbonnier ; ces deux espèces, dont l’introduction en Europe est toute récente, sont le cyprin télescope et le macropode.

On a cru, jusqu’à ces derniers temps, que tous les animaux figurés sur les peintures chinoises étaient chimériques et qu’ils n’avaient jamais existé que dans l’imagination des artistes du Céleste-Empire ; il est parfaitement reconnu, aujourd’hui que nous commençons à mieux connaître les produits naturels de l’empire du Milieu, que beaucoup de ces êtres existent réellement ; l’artiste a exagéré souvent certaines particularités bizarres, a parfois mal rendu certains détails ; il n’en est pas moins vrai que les êtres représentés peuvent être la reproduction de la nature.

Le poisson télescope est une preuve à l’appui de ce que nous venons de dire. Sa conformation est, en effet, singulièrement anomale : son corps, doré sur les flancs et au ventre, d’un noir soyeux comme le velours vers le dos, est globuleux ; les dorsales sont dédoublées et la queue s’étale en une longue nageoire courbée ; les yeux forment sur les côtés de la tête une saillie qui peut s’élever jusqu’à 5 centimètres ; ils semblent portés comme une lentille l’est par un étui de lunette. Les mœurs de cet étrange poisson semblent aussi bizarres que sa forme ; la forme globuleuse de son corps rend son équilibre extrêmement instable : aussi ne nage-t-il qu’avec difficulté. M. Carbonnier a observé que, pendant la ponte, qui a lieu au fond de l’eau, les mâles se mettent plusieurs à la poursuite de la fe-

  1. Grossir un objet 2 000 fois, c’est exactement comme si on se rapprochait d’autant. Or la distance de la lune est de 96 000 lieues. Cet oculaire la montre donc comme si elle était à 48 lieues. À cette distance, la meilleure vue serait loin de distinguer Notre-Dame ! On a souvent répété qu’on la rapprochait à 16 lieue, parce qu’on supposait applicable le grossissement de 6 000 du télescope de lord Rosse ; mais ce grossissement n’est pas net, et quand on dépasse 2 000 pour la lune, on ne voit pas mieux pour cela. Ainsi, 48 lieues, c’est la distance minimum à laquelle on puisse étudier sérieusement la surface de notre satellite, et comme le télescope de lord Rosse n’est que rarement appliqué à cette étude, c’est en général avec des grossissements de 1 000, 800 et 600 qu’on examine cette surface, c’est-à-dire à des rapprochements de 96, 120 et 160 lieues. C’est assez pour en lever le plan et en faire la topographie. On peut voir, du reste, que le diamètre de la lune étant de 3,384 kilomètres, en sous-tendant à nos yeux un angle de 31 minutes d’arc, une longueur apparente d’une minute correspond à 109 kilomètres, et une longueur d’une seconde à 1 819 mètres. Or un grossissement de 600, et même de 400, suffit pour distinguer une seconde. On distingue la demi-seconde, soit 900 mètres environ, avec un grossissement de 800, et un quart de seconde, soit 450 mètres, avec un oculaire de 1 600. Si le télescope de lord Rosse permet de distinguer nettement une longueur de 300 mètres, ou une surface de 9 hectares, c’est tout.