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LA NATURE.

des documents précieux sur les travaux du génie civil au delà de l’Atlantique[1].

Dans les ponts tubulaires que l’on fabrique en France et dans les autres contrées de l’Europe, les pièces métalliques sont entrecroisées en forme de treillis et toutes boulonnées ensemble. Elles sont toutes solidaires et travaillent alternativement par extension et par compression, ce qui est défavorable à la résistance. Les Américains ont fait en sorte que les pièces travaillent toujours dans le même sens, les unes par extension, les autres par compression. Il faut éviter autant que possible ce dernier mode de travail qui convient moins au métal. On peut s’en convaincre par une démonstration bien simple. Que l’on imagine un fil de fer d’un kilomètre de long, suspendu verticalement au-dessus de la terre ; il restera en place sans se rompre ; le fer travaille alors par extension. Que l’on imagine à côté un fil de même diamètre et de dix mètres de longueur seulement, planté verticalement, dans le sol ; il s’affaissera en se tordant sur lui-même ; dans ce cas, le fer travaille par compression, il possède une bien moindre résistance. Les ingénieurs des États-Unis donnent avec raison un plus fort diamètre aux poutres qui sont destinées à être comprimées ; quant aux autres pièces, ils ne leur donnent qu’une grosseur mathématiquement calculée, en raison des efforts qu’elles doivent supporter.

La figure 1 montre comment cette théorie s’applique à des ponts de chemins de fer. Dans ce modèle, la semelle supérieure et les montants verticaux subissent seuls un effet de compression ; on peut les fabriquer en fonte. Toutes les autres pièces sont étirées ; elles sont nécessairement en fer. On remarquera que les entretoises obliques sont pourvues de tendeurs à vis, en sorte que la tension supportée par chacune puisse être convenablement réglée.

Des ponts analogues à celui que nous venons de décrire ont été mis en pratique partout, aux États-Unis, sur les grands fleuves, ainsi que sur les petites rivières, et quelquefois avec une hardiesse surprenante. On en va juger par quelques exemples.

Pont de Louisville sur l’Ohio. — Élévation d’ensemble de la moitié du pont. (Les chiffres de cette figure représentent des mètres.)

Le pont de Louisville, sur l’Ohio, a 1 620 mètres de long, entre les deux culées. La figure ci-jointe n’en représente qu’une partie. Il comprend deux travées marinières, l’une de 116 mètres et l’autre de 107, deux travées de pont tournant ayant ensemble 81 mètres, et 23 autres travées dont 6 ont 75 mètres d’ouverture. Ce pont supporte une voie de chemin de fer et deux trottoirs latéraux pour les piétons. Il a coûté, dit-on, 8 millions de francs.

Le pont de Saint-Louis, sur le Mississipi, a une travée centrale de 159 mètres d’ouverture entre deux travées latérales de 151 mètres. Sur un fleuve comme le Mississipi, qui roule, pendant les crues, des arbres entiers et même des îlots arrachés à ses rives, il est de première importance de diminuer le nombre des piles ; c’est pourquoi les travées ont été faites si larges. C’est aussi d’ailleurs l’intérêt de la navigation. Ce pont, de 15 mètres de large, a deux étages superposés ; les trains de chemin de fer passent sur la semelle inférieure et les voitures ordinaires sur la semelle supérieure.

À Omaha, sur le Missouri, il s’agissait de réunir le chemin de fer du Pacifique, dont cette ville est le point de départ, avec les chemins de fer venant de Saint-Louis et de Chicago. Le Missouri a des crues de 8 à 9 mètres, et, afin que le pont ne fût pas une gêne pour les bateaux, le gouvernement exigeait que le tablier fût placé à 15 mètres au moins au-dessus des plus hautes eaux. Il y a 11 travées de 76 mètres chacune.

Les ingénieurs américains ont construit, depuis dix ans, une vingtaine de ces grands ponts, et ils en construisent d’autres chaque année. Les travées de 150 mètres d’ouverture ne les effrayent pas ; mais, quand certaines conditions locales exigent que les piles soient encore plus espacées, ils ont recours aux ponts suspendus qu’ils ont perfectionnés au point d’en faire une invention presque nouvelle.

On sait quel est le grand vice des ponts suspendus ; ils manquent de stabilité. Dès qu’un lourd fardeau se meut sur leur tablier, ils oscillent d’une façon inquiétante, parfois dangereuse, comme

  1. Nous nous faisons un devoir d’adresser à M. Malézieux nos remerciements pour avoir bien voulu nous autoriser à reproduire les documents si intéressants que la science lui doit. On parlera bientôt des observations que ce savant ingénieur a faites sur les chemins de fer américains.
    G. T.