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LA NATURE.

dans leurs cendres après la calcination : ce sont l’acide phosphorique, la potasse, et la chaux : la chaux est abondante à la surface de la terre, et il n’y a pas lieu de s’en préoccuper ; la potasse et surtout l’acide phosphorique sont infiniment moins répandus, et c’est surtout sur eux que Liebig porta son attention. Il comprenait bien, en effet, que l’azote gazeux, qui compose les 4/5 de notre atmosphère, intervient d’une façon quelconque dans la formation de cette masse de composés azotés, que recèle le sol arable, et que dès lors il n’était que médiocrement nécessaire de se préoccuper de sa restitution, tandis que les phosphates et la potasse, étant fixes, restant là où ils sont déposés, pouvaient finir par faire défaut, dans une terre d’où ils étaient constamment exportés avec les récoltes, et n’étaient restitués que très-partiellement.

Un exemple fera comprendre nettement l’idée mère de tous les travaux agricoles de Liebig, qu’il a développée dans tous ses ouvrages : un champ est soumis à un assolement quinquennal, on le laboure, on le fume, puis on lui demande successivement des pommes de terre, du blé, du trèfle, encore du blé, et la dernière année de l’avoine. Les pommes de terre et le blé sont vendus au marché ; le trèfle a servi à nourrir un bœuf, qui est encore vendu. Or il est clair que les pommes de terre et le blé renfermaient des phosphates et de la potasse prélevés dans le champ, que le bœuf a constitué des os, encore avec du phosphate provenant de la terre du domaine et que tout cela sort de la ferme et n’y rentrera pas. On retrouvera sans doute dans le fumier une partie des phosphates et de la potasse du trèfle, et de l’avoine, si celle-ci a été consommée sur la ferme, mais on ne restituera, avec le fumier, qu’une fraction de ce qu’on a pris, et si on continue à enlever toujours plus qu’on ne rend, on finira par appauvrir la terre, par la stériliser.

De là, les sinistres prédictions que Liebig n’a cessé de formuler sur le système de culture basé sur la production du fermier, de là les épithètes les plus dures dont il se plaît à l’accabler, de là ces noms d’agriculture spoliatrice, d’agriculture vampire qui reviennent à chaque page de ses ouvrages. Il ne se contente pas au reste de jeter l’alarme ; il indique le remède. D’abord il préconise l’emploi, comme engrais, des os riches en phosphate ; il trouve qu’ils résistent à la décomposition dans le sol, qu’ils produisent peu d’effet, il invente alors de les attaquer avant de les jeter sur le sol, par de l’acide sulfurique, et il crée ainsi une des industries agricoles les plus prospères, la fabrication des superphosphates.

Les effets obtenus sont merveilleux. La récolte des turneps, en Angleterre, double sous l’influence du nouvel engrais, aussi l’emploi des superphosphates se généralise ; d’Angleterre il passe en France, en Allemagne, en Amérique, et bien des gens qui mangent du beau pain de froment au lieu de galettes d’orge ou de sarrasin, ignorent que c’est à la sagacité de Liebig qu’ils doivent ces améliorations dans leur alimentation journalière. La consommation des superphosphates, s’accroissant sans cesse, les os ne suffirent plus, il fallut chercher de nouvelles sources de phosphates. Les géologues se mirent à l’œuvre, et bientôt Nesbitt, en Angleterre, Delannoy, puis de Molon, en France, en découvrirent d’importants gisements ; Liebig n’était pas seul au reste à poursuivre ces recherches, et M. Élie de Beaumont, dans sa publication remarquable sur l’utilité agricole du phosphore, montra l’importance qu’avait la découverte de nouvelles mines de phosphates.

Ce n’est pas seulement aux géologues que Liebig adressait des objurgations, c’était encore à tous les administrateurs qui laissent perdre toutes les matières fertilisantes des grandes villes. On sait qu’à Paris les matières des vidanges sont extraites des fosses et conduites à des réservoirs à la Villette, puis de là poussées par une machine à vapeur jusqu’à Bondy, où l’on sépare les matières solides, qu’on fait dessécher et qu’on vend sous le nom de poudrette, des liquides qui, naguère encore, étaient jetés à la Seine. Tous les sels ammoniacaux, les phosphates qu’ils renferment étaient perdus. À Londres les choses étaient encore pires : toutes les matières, envoyées dans les eaux d’égout, étaient jetées dans la Tamise ; les effets de cette méthode pernicieuse ont été tellement désastreux lors de la dernière épidémie de choléra de 1866, qu’on a construit des galeries d’évacuation qui vont porter les eaux en aval de Londres, assez loin pour que le fleuve cesse d’être empoisonné, mais si la question de salubrité est résolue, la question agricole reste entière, et la solution est même moins avancée qu’à Paris, qui a trouvé dans la plaine de Génevilliers un sol perméable qui est en voie de devenir, sous l’influence des eaux d’égout un des jardins maraîchers les plus riches du pays.

Liebig est resté constamment sur la brèche ; par ses lettres, par ses leçons, par ses livres, il revenait toujours sur la nécessité d’utiliser toutes ces richesses perdues, de restituer aux champs, d’où ils proviennent, toutes ces matières minérales, phosphate et potasse, qui, se trouvant dans les matières alimentaires, consommées dans les villes, passent dans les matières des vidanges, et devraient retourner aux terres qui les ont fournies. Il prêchait l’exemple de la Chine qui nourrit une population extrêmement dense et serrée sans importer d’engrais, mais qui utilise toutes les immondices des villes sans en rien perdre ; il citait l’agriculture des Flandres, de l’Alsace, qui utilisent l’engrais flamand, et qui jouissent d’une si admirable prospérité ; il les comparaît au gaspillage de l’agriculture anglaise qui, pour se soutenir, est obligée d’envoyer ses vaisseaux, chercher sur tous les points du globe le guano, qui commence à s’épuiser.

Pour Liebig, c’étaient toujours au reste les matières minérales qui restaient les engrais par excellence, il avait poussé, bien à tort, ses idées à l’extrême hors de la vérité, et n’attachait aux engrais azotés qu’une médiocre importance : de là de longues discussions avec