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LA NATURE.

Sahara à la mer et de Bougie à la Calle, dévastant les environs de Batna, Sétif, Constantine, Guelma, Bone, Philippeville. De même qu’en 1845, le fléau continua les années suivantes, et produisit sur le territoire arabe une désolante famine, aidée, il faut le dire, par un mauvais système de propriété et de culture et le fatalisme musulman. On se souvient de l’angoisse pénible, de la stupeur profonde, que produisit en France la lamentable lettre de l’archevêque d’Alger, si dignement évangélique.

Les criquets ont reparu en Algérie cette année même, mais, je l’espère, partiellement. Il est dit, dans une lettre datée du 25 mai 1873, qu’à Magenta, province d’Oran, des volées d’acridiens signalées depuis plusieurs jours sont venues s’abattre dans la vallée de Sidi-Ali-Ben-Youl. Pendant deux jours les habitants ont fait des efforts pour éloigner le fléau de leurs riches récoltes. Ils parvinrent, la première journée, à faire partir les bandes vers l’ouest et à arrêter momentanément l’invasion ; mais le lendemain tout fut inutile. Des masses jaunes et noires, malgré une ligne de feux établie sur plusieurs kilomètres de largeur, tombèrent sur la vallée et les environs, et en couvrirent une étendue de près de 200 hectares. Dans la matinée du 28 plusieurs champs de pommes de terre étaient littéralement couverts de criquets accouplés, qui n’ont pas laissé une feuille de verdure ; les blés et les orges ont aussi été maltraités.

Malgré le travail opiniâtre des colons et des indigènes des douars, on n’a pu réussir à éloigner ces insectes malfaisants. Le moment de la ponte étant arrivé, ces masses innombrables vont rester dans la contrée, et celle-ci, la plus riche de la province, deviendra fatalement le nid d’éclosion des criquets. Devant l’impossibilité matérielle d’arrêter le fléau, tous les moyens connus ont été mis en pratique pour le diminuer, et la destruction des sauterelles a commencé sur une immense échelle. Des escadrons de cavalerie, des détachements d’infanterie, auxquels sont venus se joindre colons et indigènes, concourent à l’œuvre de destruction. D’énormes quantités ont été écrasées par les pieds des chevaux des cavaliers, assommées, brûlées sur les broussailles au moyen d’arrosage de pétrole, et, à la fin, ramassées par sacs et jetées au feu. Les quantités détruites se comptent par mètres cubes ; mais qu’est-ce que cela ? Un verre d’eau enlevé à la mer !

Les moyens employés dans tous les temps et par tous les peuples à l’égard des criquets dévastateurs sont analogues à ceux dont nous venons de parler pour la France et l’Algérie. Moufet rapporte, d’après Pline, Valeriola et Peucer, qu’il y a plusieurs méthodes pour détruire les œufs. Au début du printemps, on dérive des torrents sur les lieux où sont les œufs, afin qu’ils humectent toute la superficie de la terre, ou au moins la plus grande partie. Si cela ne peut se faire en raison de la position du lieu ou de sa pente, on fait fouler la terre par les pieds d’une multitude d’hommes, de sorte qu’il ne reste aucun endroit qui soit plus profond ou plus élevé que les autres. Si les pieds ne suffisent pas, il faut se servir de la claie, du râteau, du rouleau de campagne, afin de broyer les nids plus facilement et de mieux aplanir le sol. Il est utile d’employer en grand nombre les chars de guerre, car leur passage et la rotation répétée de leurs roues écrasent plus promptement les œufs. On doit recommander l’usage de la charrue qui retourne les terres fouillées par les sauterelles et coupe les glèbes d’œufs. Pline rapporte qu’il était passé en loi dans le pays de Cyrène de combattre les criquets de trois manières : enfouir les œufs, détruire les larves, tuer les adultes, et que si quelqu’un manquait à ce devoir, il était frappé de peines. Les habitants de Magnésie et d’Éphèse marchaient contre les sauterelles en ordre militaire. Dans l’île de Lemnos, chaque citoyen était tenu d’apporter chaque jour au magistrat une certaine mesure de sauterelles. Ces insulaires, ainsi que les Thessaliens et les Illyriens, nourrissaient aux frais publics des mouettes, oiseaux envoyés jadis par Jupiter, touché des prières des hommes accablés par les ravages des acridiens. Ces mouettes détruisaient et les criquets et leur funeste postérité.

Moufet parle également de l’usage où l’on est, à l’apparition des nuages de désastre, d’épouvanter les acridiens adultes par le bruit des cloches, des trompettes, des cymbales, et les détonations du canon, afin de détourner leurs cohortes. Il en est qui pensent, ajoute-t-il, qu’elles peuvent être mises en fuite par les clameurs d’une grande multitude d’hommes, comme si elles entendaient ces horribles cris, croyance que Moufet trouve absurde, fort à tort, car les insectes ont l’ouïe très-fine. Certains creusent dans les prés des fosses profondes où ils font tomber les sauterelles, terrifiées par des crécelles qui ébranlent l’air, et, quand elles y sont accumulées, on les enfouit subitement sous de la terre ou sous des décombres qu’on y jette, de manière à les tuer.

À côté de ces méthodes rationnelles et d’une efficacité partielle, on ne doit pas s’étonner si la superstition et l’ignorance ont préconisé autrefois une foule d’autres recettes, ou inapplicables, ou insuffisantes, ou ridicules. On recommande d’arroser les moissons et les herbes avec des décoctions de plantes amères, de coloquinte, d’absinthe, de noyer. On croyait que les criquets traversent sans s’abattre les pays où des chauves-souris ont été attachées au haut des arbres. Denys d’Utique et Cassius Geoponica affirment qu’en semant de la moutarde dans les vignes, cette plante éloigne les criquets par son odeur âcre. Le conseil est donné de laisser putréfier les amas de sauterelles mortes, afin d’éloigner les vivantes par les émanations empestées, idée aussi bizarre que dangereuse. Aristote assure que l’odeur du soufre, de la corne de cerf et du styrax brûlés chassent les sauterelles. Palladius, dans les Préceptes de Démocrite, écrit gravement que les sauterelles ne causeront aucun mal aux herbes et aux arbres si on suit le procédé que voici : on expose à l’air un vase