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N° 2 — 14 JUIN 1873
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LA NATURE.

LE MÈTRE


Le 8 mai 1790, un décret de l’Assemblée Constituante chargeait l’Académie des sciences de créer un système de mesures, uniforme, simple, construit sur des bases rationnelles. Jusque-là, les poids et les mesures dont on se servait en France, offraient le caractère d’une inextricable Babel, d’un chaos désordonné. La commission nommée par l’Académie, comptait parmi ses membres des Berthollet, des Borda, des Delambre et des Laplace ; l’œuvre qu’elle a créée est impérissable. Ces illustres savants fondèrent le nouveau système sur l’unité de mesure ; ils en prirent la base dans la nature même, en empruntant à la terre une fraction de son méridien.

Le 18 germinal de l’an III (avril 1795), une règle de platine, solennellement portée à la barre de la Convention, fut définitivement reconnue comme l’unité des mesures françaises : c’était le mètre, dont la longueur représente la quarante-millionième partie du tour de la terre.

Nous ne célébrons pas ici les incomparables avantages du système métrique ; ils sont évidents et incontestés. Pendant longtemps, toutefois, ce beau système rencontra des obstacles qu’on pouvait croire insurmontables ; il entra dans nos habitudes et dans nos usages avec une désespérante lenteur ; mais, malgré l’inévitable coalition des esprits arriérés et envieux, que l’on voit toujours marcher à l’encontre du progrès, il s’imposa de lui-même et fut peu à peu accepté par tous.

La France, quoi qu’en disent des dénigreurs systématiques, est essentiellement la patrie de l’initiative ; en dépit de la jalousie qu’elle suscite encore chez nos ennemis, on peut affirmer qu’elle est le foyer vivifiant d’où jaillit l’idée. Le système métrique a dépassé les limites de notre territoire ; dans ces dernières années, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique l’ont rendu facultatif pour leurs nationaux. L’empire d’Allemagne a fait plus encore, il l’a adopté sans restriction, à titre obligatoire.

Il ne faudrait pas croire cependant, que de semblables décisions ont été prises sans rencontrer une vive opposition. Un certain nombre de savants et d’hommes éminents d’outre-Manche et d’outre-Rhin, se sont efforcés de combattre notre système de mesure. Ils disaient que le mètre ne donne pas avec une exactitude assez rigoureuse la fraction du méridien qu’il doit représenter ; ils demandaient avec insistance qu’il fut procédé à de nouvelles mesures géodésiques. Malgré ces réclamations, on comprit que la mesure du méridien terrestre serait toujours approximative, avec les ressources de la science actuelle : on résolut d’adopter le système français.

C’est à Paris que s’est réunie la Commission internationale du mètre, afin de présider à la construction d’un étalon, propriété indivisible de tous les pays et adopté comme prototype universel.

Grâce à l’intervention de M. Thiers, les représentants de toutes les nations se sont réunis au Conservatoire des arts et métiers, sous la présidence du doyen de l’Académie des sciences. L’Angleterre, la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’empire d’Allemagne, la Bavière, la Suisse, le Wurtemberg, l’Italie, le Saint-Siége, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, la Turquie, les États-Unis de l’Amérique du Nord et la plupart des États de l’Amérique du Sud, ont envoyé à ce congrès scientifique l’élite de leurs savants. « Que n’avez-vous assisté tous à ces belles séances, uniques dans l’histoire, dit M. Faye en s’adressant à ses collègues de l’Institut, à cette espèce de concile œcuménique de la science ! Vous auriez joui comme nous de l’hommage spontanément rendu, par nos égaux et nos émules, à la science française et à cette grande cité, qui déjà oublie ses désastres pour travailler au progrès. »

Il nous suffira d’ajouter que, d’après les résolutions de la Commission internationale, on prend comme point de départ, pour l’unité de mesure, le mètre des Archives, tel qu’il a été déposé le 18 germinal de l’an III. Même décision est arrêtée pour l’unité de poids : « Il est décidé, dit le rapporteur de la Commission, que le kilogramme international sera déduit du kilogramme des Archives dans son état actuel. »

Il y a un mois environ, MM. H.-Sainte-Claire Deville et Debray ont opéré au laboratoire de l’École normale, la fusion du lingot de platine iridié, destiné à la fabrication des étalons universels du mètre. C’est à ces savants chimistes que l’on doit les procédés pratiques de la fusion du platine, de ce métal si hautement réfractaire ; par un juste hommage rendu à leurs impérissables travaux, on leur a confié le soin de cette mémorable expérience. L’opération s’est exécutée avec une grande solennité : elle s’est faite sous les yeux d’éminents personnages et d’illustres savants. M. Thiers et M. Jules Simon suivaient, avec intérêt, les différentes phases de la fusion du métal, rendu liquide dans un creuset de chaux, sous l’influence du chalumeau à gaz oxygène et hydrogène. MM. Teisserenc du Bort, alors ministre du commerce, Leverrier, directeur de l’Observatoire, le général Morin, directeur du Conservatoire des arts et métiers, Tresca, sous-directeur du même établissement, assistaient aussi à cette belle séance.

Le platine iridié, une fois fondu, a été porté sous un marteau-pilon. On en a tiré deux règles-types, auxquelles on a donné la forme réglementaire adoptée par la Commission ; elles serviront de base première à la fabrication des étalons internationaux, qui seront distribués à tous les États dont les délégués ont pris part aux délibérations de la Commission du mètre. Cette fabrication nécessitera la fusion d’une masse de platine de deux cents kilogrammes ; elle sera prochainement exécutée dans des conditions exceptionnelles. Jamais, en effet, pareille masse de platine n’aura été liquéfiée dans un laboratoire. Pour assurer le succès à cette expérience grandiose, il est

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