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LA NATURE.

fondé des piles de pont au moyen de puits tubulaires par le moyen que voici. Sur un anneau en charpente dont le pourtour inférieur est garni d’un couteau vertical en fonte, on élève plusieurs assises de maçonnerie. Le poids fait enfoncer l’anneau jusqu’au fond de la rivière, tandis que le niveau supérieur de la maçonnerie est au-dessus de l’eau. On drague alors à l’intérieur de ce puits, en sorte qu’il s’enfonce peu à peu, à mesure qu’on en élève plus haut les parois. L’enfoncement ne s’arrête que lorsque la base du puits repose sur le terrain solide. On remplit alors l’intérieur avec du béton et l’on a un pilier massif et résistant.

Ce procédé s’applique avec avantage dans les terrains mous et bien homogènes. La grande difficulté, dans la pratique, est de rendre la descente régulière et d’empêcher le puits de s’incliner dans un sens ou dans l’autre. Mais l’inconvénient est que l’on ne peut descendre au fond et s’assurer, de visu, que la maçonnerie est bien assise sur un sol inébranlable.

Voici le perfectionnement qu’imagina M. Triger. Il existe dans la vallée de la Loire un terrain houiller, qui passe sous le fleuve à 25 ou 30 mètres de profondeur, et qui est recouvert d’alluvions composées de sables et de galets, au milieu desquels la Loire s’est creusé son lit. Pour les besoins de l’exploitation, il était nécessaire de creuser un puits d’extraction à travers ces alluvions essentiellement perméables. Il était impossible d’appliquer à ce travail les moyens d’épuisement habituels, car c’eût été comme si l’on avait voulu épuiser la Loire elle-même. M, Triger s’avisa de dresser dans cette couche de sable aquifère un tube métallique vertical, fermé par le haut, à l’intérieur duquel il comprimait l’air au moyen d’une pompe à vapeur. L’air comprimé refoulait l’eau jusqu’à la base du tube, si bien que les ouvriers qui y étaient enfermés pouvaient travailler à sec et creuser le sol. En haut du tube était emmanchée une boîte métallique, suffisamment haute pour qu’un homme s’y tint debout, avec deux soupapes, un robinet et deux portes à fermeture hermétique. Par l’une des soupapes la boîte recevait l’air comprimé, et par l’autre soupape elle le transmettait au tube. Le robinet permettait de rétablir l’équilibre de pression, entre la boite et l’atmosphère. L’une des portes servait à entrer dans la boite, et l’autre porte à passer de la boîte dans le tube. On comprend sans peine comment ce mécanisme fonctionne, soit pour faire entrer et sortir les ouvriers, soit pour évacuer les déblais et introduire les matériaux. M. Triger fit ainsi creuser son puits à plus de 30 mètres au-dessous du niveau de l’eau.

Pour appliquer cette méthode à la construction d’un pont, on procède ainsi qu’il suit. Une pile se compose de deux ou trois tubes, suivant la largeur du tablier, alignés parallèlement au cours de l’eau. Chaque tube est formé d’anneaux en fonte de 3 mètres de diamètre, 2 mètres de haut et 30 à 40 millimètres d’épaisseur. Il est important que le joint entre deux anneaux superposés soit bien étanche. Quand un tube est descendu jusqu’au sol incompressible, on le remplit de béton ou de sable.

Il y a des détails d’exécution dans lesquels nous ne pouvons entrer ici ; ainsi pour empêcher que le tube ne s’incline à mesure qu’il s’enfonce, on le guide de différentes façons ; pour qu’il ne se soulève pas comme un tonneau vide, ou le surcharge de poids à son sommet. Il y a aussi des précautions à prendre pour empêcher qu’un tube eu cours de descente ne dérange l’équilibre des tubes déjà posés à côté de lui. Le lecteur qui voudra étudier plus complètement le sujet trouvera des renseignements étendus dans le Manuel de l’ingénieur de M. Debauve.

Lorsqu’il s’agit de construire le pont de Kehl sur le Rhin, les ingénieurs français, MM. Vuigner et Fleur-Saint-Denis, qui avaient la direction de ce grand ouvrage, tenaient par divers motifs à ce que les piles intermédiaires fussent en maçonnerie de même que les culées. Il fallait donc modifier le système. Voici comment ils s’y prirent. Un caisson métallique, ouvert en dessous et surmonté de trois cheminées en tôle, est amené sur l’emplacement de la pile. On le fait échouer sur le fond du fleuve en le surchargeant de maçonnerie. L’une des cheminées descend jusqu’au niveau inférieur du caisson ; elle est destinée à l’évacuation des déblais. Les deux autres sont pourvues d’écluses à air. On insuffle l’air comprimé afin de refouler l’eau du caisson ; puis, les ouvriers y descendent et affouillent le terrain. À mesure que le caisson s’enfonce dans le lit du fleuve, on monte la maçonnerie par dessus, en sorte que celle-ci s’exécute toujours au-dessus de l’eau. Quand le roc est atteint, on comble la chambre de travail avec un béton bien comprimé, ainsi que les cheminées. Le bois, la tôle et la fonte peuvent être rongés par l’eau avec le temps ; mais cela ne compromet pas la solidité de l’ouvrage, qui se trouve être d’un seul bloc de maçonnerie.

Le procédé de fondation par caissons, inauguré au pont de Kehl, a servi postérieurement en plusieurs autres circonstances ; ainsi à Lorient sur le Scorff, à Nantes sur la Loire. Les Américains nous l’ont emprunté et en ont fait des applications d’une grande hardiesse. Au pont de Saint-Louis sur le Mississipi, le caisson, de 23 mètres de longueur sur 18m,50 de large, a été descendu jusqu’à 31 mètres en contrebas des eaux ordinaires. À New-York, sur la rivière de l’Est, le caisson a 52 mètres de long et 31 mètres de large.

Le dessin ci-contre, reproduit d’après le bel atlas de M. Malézieux (Mission en Amérique), représente l’une des piles du pont de Saint-Louis en cours de construction. On remarquera que les écluses à air sont placées dans le caisson même. C’est l’un des avantages que les caissons ont sur les tubes, Pour ce dernier, en effet, l’écluse doit toujours surmonter le tube, et, par conséquent, il est nécessaire de la démonter quand on ajoute de nouveaux anneaux.

Les fondations par l’air comprimé s’exécutent rapidement. C’est, en général, l’affaire d’une seule