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LA NATURE.


comparer ces rocs, éboulés de la falaise, à des combattants qui protégent de leurs cadavres, la forteresse d’où l’ennemi les a arrachés. Toutefois si l’œuvre de la mer n’est pas aussi rapide, elle, n’en est pas moins manifeste, et de siècle en siècle l’Océan travaille, là comme partout ailleurs, à modifier le contour des continents, à niveler l’écorce terrestre. Bien avant nous, de grands observateurs ont compris et admiré ces éternelles évolutions de la matière, au soin de la nature ; il y a plus de mille ans, Aristote exprimait, à ce sujet, des idées auxquelles on ne saurait rien ajouter aujourd’hui : « La terre, dit cet illustre philosophe, dans son Traité des météores, ne présente pas toujours le même aspect : là où nous foulons aujourd’hui un sol continental, la mer a séjourné et séjournera encore ; la région où elle est à présent fut jadis et redeviendra plus tard encore un continent. Le temps modifie tout. »

L. Lhéritier.

CURIOSITÉS DE LA MÉTÉOROLOGIE
LES MIROIRS D’AIR.

Les éléments essentiels de la théorie des miroirs d’air ont été découverts, par Monge, dans des circonstances qui méritent d’être rapportées.

Les soldats de l’expédition d’Egypte ne tardèrent point à s’apercevoir qu’ils étaient presque tous les jours victimes d’une illusion cruelle ; chaque fois qu’ils poursuivaient l’ennemi dans le désert, ils voyaient apparaître devant eux des nappes d’eau qui semblaient fuir comme pour leur faire subir le supplice de Tantale. Le crédit des savants qui accompagnaient le général Bonaparte eût été singulièrement ébranlé s’ils n’avaient donné une théorie complète d’un phénomène gênant et incessamment renouvelé.

Sommé de répondre, l’inventeur de la géométrie descriptive s’exécuta de bonne grâce. Son explication fut prête lors de l’apparition du premier numéro de la Décade égyptienne, journal scientifique de l’expédition qui dura jusqu’à la capitulation du général Menou. Un numéro était sous presse, et son apparition aurait eu lieu à l’époque ordinaire sans cette catastrophe, que les savants voyaient venir, mais à cette époque d’héroïsme la plus triste perspective n’arrêtait point les travaux.

Les Anglais étaient parfaitement au courant des faits et gestes de l’armée d’Egypte, qu’ils faisaient surveiller par leurs espions avec un soin jaloux. Nulle part les numéros de la Décade égyptienne n’étaient lus avec autant de soin qu’à Londres ; aussi, presque immédiatement après la publication du mémoire de Monge, le révérend Vince et le célèbre Wollaston publient de longs mémoires sur les mirages dans les Transactions philosophiques. Les Allemands ne tardèrent point à venir à la rescousse comme les traînards pesamment chargés, arrière-garde d’une armée qui envahit le pays ennemi et qui livre au pillage tout ce qui lui tombe sous la main. C’est donc à nos compatriotes que revient l’honneur d’avoir jeté les bases d’une des théories physiques les plus intéressantes, ainsi que nous espérons être à même de le montrer.

Fig. 1. — L’expérience de Wollaston.

Wollaston eut cependant une idée fort ingénieuse. Il imagina de mettre dans une fiole plate du sirop de sucre, sur lequel il jeta avec précaution de l’eau pure. Une fois cette eau reposée, il la surmonta d’une couche d’alcool. La bouteille contenait donc trois couches, diaphanes toutes trois, mais douées chacune d’un pouvoir réfringent spécial. La surface de séparation de l’eau et du sucre, ainsi que celle de l’eau et de l’alcool, produit alors des effets de réflexion et de réfraction tout à fait analogues à ceux qu’on observe sur les miroirs d’air. Quand on se place convenablement, on voit apparaître, dans le voisinage de cette surface invisible, deux images, l’une droite et l’autre renversée. On s’en assure à l’aide d’une étiquette que l’on colle sur le verre de l’éprouvette aplatie (Fig. 1).

Est-il besoin de faire remarquer que des phénomènes analogues se produisent forcément dans l’atmosphère, quand une couche d’air douée d’un pouvoir réfringent très-faible, vient à se placer au dessous d’une couche plus réfringente ? C’est le cas normal qui se produit dans le désert, lorsque le sable est surmonté par une couche d’air très-chaud. La bouteille plate de Wollaston donne donc un moyen très-simple de répéter les observations faites sur une plaque de tôle fortement échauffée.

Il est facile de voir que, dans l’expérience de Wollaston, les deux couches ne sont point nettement séparées ; car en vertu de la diffusion le sirop monte dans l’eau en même temps que l’alcool y descend. Mais la loi des variations de densités doit être régulière. Sans cela le phénomène ne se produirait point. On verrait des stries, des troubles de vision, des images imparfaites, plus ou moins analogues aux trépidations que produit une flamme ou de la vapeur invisible qu’on intercale, en plein jour, entre son œil et un objet éloigné.