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Qu’entends-je ! quels gémiſſemens ! l’affliction eſt peinte ſur le viſage du plus tendre amant ! Les pleurs coulent de ſes yeux, il touche à la plus cruelle abſence. C’eſt un jeune guerrier, que l’honneur & le devoir obligent de devancer ſon prince en campagne. Il part demain, plus de délai, il n’a plus qu’une nuit à paſſer avec ce qu’il aime ; l’amour en ſoupire.

Mais quels vont être ces adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie eſt commune, la triſteſſe l’eſt auſſi ; les larmes de la douleur ſont confondues avec celles du plaiſir, qui en eſt plus tendre. Que d’incertains ſoupirs ! quels regrets ! quels ſanglots ! Mais en même temps quelle volupté d’âme & quels tranſports ! Quel redoublement de vivacité dans les careſſes de ces triſtes amans ! Les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment ſuivant ; le trouble où la plus périlleuſe abſence va les jetter, tout cela s’exprime par le plaiſir & s’abyme dans lui-même : mais puiſqu’il ſert à rendre deux paſſions diverſes, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah ! que dis-je ! il ſera multiplié à l’infini ; ces heureux amans vont s’enivrer d’amour, comme s’ils en vouloient prendre pour le reſte de leur vie. Leurs premiers tranſports ne ſont que feu ; les ſuivans les ſurpaſſent ; ils s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un ſur l’autre, & dans mille poſtures recher-