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regarde à peine, & qu’on ne cherche qu’à cauſe de ſon ombre ; ombre ſinguliere, en ce qu’elle répond ordinairement fort mal au corps qui la produit ; tantôt trop grande, tantôt trop petite, ſuivant que le vent ſoufflant ou en proue, ou en poupe, la contracte, ou la diſperſe. Enfin nous ſommes pour la plupart de vrais petits maîtres en fait de vertu ; les faveurs qu’elle nous accorde, ne ſont rien, ſi elles ne font du bruit. Preſque perſonne ne veut avoir un mérite obſcur & inconnu ; on fait tout pour la gloire ; Ariſtote la regarde comme le premier des biens externes ; Horace dit que la vertu cachée eſt preſque nulle : Cicéron eût dit la même chofe, s’il eût oſé ; il a fait ſonner ſa vertu auſſi haut que ſon éloquence : pourquoi ? pour en retirer cette gloire, dont il étoit ſi avide. Il y a peu de vertus dont on ne faſſe parade. Peu de Carnéades font le bien pour le bien, & même aux dépens de leur propre fortune ; peu de gens eſtiment d’autant plus la vertu, qu’elle eſt plus cachée, & d’autant moins, qu’elle a déjà tranſpiré. Ainſi quoique Carnéades ait été chef d’une opinion contraire à celle de Chryſippe & de Diogene, qui pour acquérir toute la gloire du monde, n’auroient pas daigné ſeulement étendre le doigt, il paroît que, tout bien examiné, il n’a pas moins mépriſé la gloire que ces philoſophes ; (j’entends la vaine gloire qui vient du ſuffrage des hommes,