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cela dans un pays admirable : voilà l’Amérique espagnole telle que les révolutions l’ont faite. Après Sainte-Marthe, passons Carthagêne et débarquons à Chagrès. C’est dans les environs de cette ville que débarqua Pizarre. Que ferait Pizarre aujourd’hui ?

» Ici, mon ami, le voyage commence à devenir pittoresque. On remonte la rivière de Chagrès pour traverser l’isthme, mais ne pense pas que le voyageur ait pris possession de ces bords restés dans l’état où Dieu les fit. Le coche d’Auxerre à Joigny ferait lui-même une étrange figure dans les méandres de ce fleuve bizarre. Me voici couché dans une de ces pirogues dont les voyageurs nous racontent des merveilles, creusées dans un arbre, conduites à la pagaye par trois sauvages entièrement nus. De temps en temps, avec mon fusil, je m’amuse à tirer quelque héron qui passe ; l’écho du fleuve se réveille, des bandes de perroquets s’envolent en criant.

» Ne t’imagine pas que Chagrès soit une ville. Un vieux fort à l’entrée de la rivière se cache sous un manteau de verdure ; quelques mendiants sang mêlé y représentent la garnison : sur la rive droite des huttes de roseaux posent pour une ville ; il est vrai qu’en face de cette antiquaille espagnole, le drapeau constellé de la jeune Amérique flotte sur des maisons de bois d’un aspect plus moderne ; ceci c’est la conquête pacifique de l’industrie, l’Espagne et les États-Unis sont là côte à côte, mais ceux-ci vivent et l’autre dort pour ne se réveiller jamais.

» La rivière de Chagrès est d’une splendeur monotone. On chemine entre deux rideaux de verdure ; des arbres gigantesques, des arbustes d’espèces sans nombre, des plantes bizarres, des lianes sans fin plongent dans ses eaux vertes ; des perroquets voltigent en criant dans cette frondaison bariolée comme eux ; des singes escaladent les cocotiers, des serpents se balancent et se mêlent aux lianes ; des caïmans se jouent dans le limon du fleuve. Ceci, mon ami, vaut bien la Durance et le Beuvron ; mais heureux celui qui ne succombe pas à la tentation de quitter leurs rives pacifiques.

» Nos sauvages ont pagayé jusqu’à dix heures du soir ; un pueblo, un village, si tu préfères, marque cette station : j’ai passé la nuit dans la barque ; mes compagnons de route, plus délicats, sont allés se