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qui allait à la Jamaïque ; mort d’eau-de-vie, s’il vous plaît, comme il convient à un major anglais. L’eau-de-vie l’a conduit au delirium tremens et de là au tétanos. Tu sais comment on enterre à bord. Le mort cousu dans un sac est jeté à l’eau. C’est assez triste.

» Le 3 juin, nous avons passé le tropique ; je m’attendais à quelques-unes de ces cérémonies qui faisaient la joie des vieux navigateurs ; mais le bonhomme Tropique n’est pas descendu par le grand étai, nous n’avons pas reçu le baptême. Le passage du tropique n’a donné lieu qu’à cette plaisanterie douteuse envers Jocrisse, le passager ; on lui a fait voir le tropique dans une lunette, il est convaincu qu’il l’a vu, voilà tout. La science vient, la poésie s’en va, le positivisme monnayé prend la place de la vieille gaieté de nos pères.

» Le 7 juin, nous avons jeté l’ancre à la Barbade. Ici, enfin, nous apparaît la population nègre dans toute sa profusion. L’Européen disparaît, le mulâtre occupe le haut du pavé. Le soir, nous eûmes un bal de femmes de couleur, bal très-décolleté, comme bien tu penses. Les mulâtresses sautaient aux sons du fifre agréablement accompagné du tambour de basque et du violon ; j’oubliais un basson qui ne faisait, ma foi, pas un mauvais effet. J’espérais voir la bamboula, la vraie danse qui convient à ces sauvages, et je n’ai trouvé que la contredanse importée par les Anglais et les robes à volants. Il n’est pas de colonie anglaise où le nègre ne cherche à paraître Anglais ; je te laisse à penser quelle caricature ce peut être qu’une négresse en chapeau rose, affublée d’une robe à trois volants. En somme, nous avons passé fort agréablement deux jours à la Barbade. L’île est petite, mais très-habitée, très-cultivée, très-florissante.

» De la Barbade à Saint-Thomas, nous longeons presque toujours les Antilles sur la droite. La mer est calme, le ciel constamment orageux. Contrairement à sa réputation, nulle part la mer des tropiques n’atteint la limpidité des parages d’Afrique.

» Le 11, nous étions à Saint-Thomas, beau port d’où le douanier est banni. Là, cher ami, j’ai acheté des filets, précaution que j’ai prise dans le cas où je serais obligé de gagner ma vie à San-Francisco. Je me ferai pêcheur. — Pécheur, marchand de poisson quelle chute !