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CORRESPONDANCE.


Mon cher Directeur,

Désireux de décorer les pages de notre journal du nom sympathique d’André Léo, vous m’avez chargé de demander un article à l’éminent écrivain qui s’est affirmé par tant d’œuvres de premier ordre : le Mariage scandaleux, les Deux filles de monsieur Plichon, Jacques Galéron, un Divorce, où tant de puissance de conception et de style est mise au service des thèses sociales les plus hautes et les plus actuelles. J’extrais de la réponse d’André Léo les lignes suivantes : « … Vous me demandez, ami, un article pour la Libre Pensée. Je lis ce journal avec beaucoup d’intérêt et j’applaudis, vous le savez, au but qu’il se propose. Entre les conclusions de la plupart de ses rédacteurs et les miennes, il y a cependant une différence ; si vous jugez qu’elle ne soit pas assez grave pour ne pouvoir se produire sous le large titre de libre pensée, insérez les pages que je vous envoie. » Voici cet éloquent article. Mais, à notre tour, nous avons des réserves à faire. Si ferme, si avancé en matière sociale, André Léo me paraît avoir, en matière philosophique, moins de décision dans la pensée et flotter dans une sorte de panthéisme vague où il y a surprise à rencontrer les idéalités de Platon avec les plus transcendantes abstractions métaphysiques de Hegel. C’est l’état de beaucoup d’excellents esprits qui errent entre le camp de l’à priori et celui de la méthode expérimentale, sans pouvoir se résoudre à entrer dans l’un ou dans l’autre.

Tous les articles de la Libre Pensée sont une réfutation directe de la plupart des doctrines de notre bienveillant correspondant. Qu’il nous suffise de lui répéter cette phrase de son article : Au lieu d’inventer, on chercha. Nous faisons de même ; nous n’inventons pas, nous cherchons. C’est pour cela que nous éliminons ce qu’André Léo appelle l’invisible et le monde extra-terrestre, et que nous croyons affirmer par là non pas le désespoir, mais la vraie science et le vrai progrès.

Louis Asseline.


ESPRIT ET MATIÈRE

Il y a bien longtemps que ces deux mots sont employés dans le monde, et, selon toute apparence, on les emploiera toujours. Il sera toujours nécessaire de distinguer la pensée de l’acte, la vie réfléchie de la vie brute, le visible de l’invisible. Mais, dans leur signification actuelle, ces mots expriment encore beaucoup plus que des différences ; ils expriment des oppositions, deux éléments distincts et contraires.

Ainsi les entend le spiritualisme, quand, séparant la matière de l’esprit, il fait celui-ci divin, celle-là périssable. C’est par là qu’il se rattache au miracle et s’apparente aux conceptions religieuses dites révélées. Ne serait-ce pas, en effet, un miracle que l’univers, grand, tout soumis à des lois communes, vivant par l’échange incessant de toutes ses parties, fût composé d’éléments hostiles, infusionnables, différents de nature et par conséquent d’actions ?

Cette conception a de graves conséquences :

Si l’esprit est un principe distinct du reste de l’univers et appartenant à un autre ordre de choses, son intrusion dans le monde est quelque chose d’anormal, et de même que tout corps étranger dans un corps organisé doit y créer la maladie et la lutte, c’est la lutte, en effet, que le brahmanisme, la religion persane et le christianisme constatent, proclament et dont ils sont l’expression terrible et désespérée. Non-seulement inférieure à l’esprit, mais contraire à lui, la matière doit être non-seulement assujettie, mais écrasée. Donc, bien loin de rechercher, pour les suivre, les lois naturelles, il est juste et saint de les contrarier, de comprimer leur essor, d’atténuer, d’abattre, d’affaiblir la vie, de tuer l’humanité enfin pour la sauver.

Puisque le principe de l’esprit n’est pas de ce monde, l’esprit, dédaignant les viles préoccupations terrestres, doit, retournant à sa source, tendre à son véritable objet. Qu’importe des intérêts passagers ? et, quant à la souffrance, elle doit être bénie, puisqu’elle détache de ce lieu d’exil et dénoue le lien matériel. De là, insouci du progrès, même de tout remède, abandon de la terre et permission d’y fleurir à toutes les tyrannies et à toutes les misères. L’hypocrisie saisit de si beaux avantages et ne manque de les exploiter, ni d’en assurer le maintien. Il se trouve alors — car tout principe faux produit d’étranges conséquences — il se trouve que le spiritualisme aboutit à l’exploitation patentée de ces richesses, de ces forces, de ces puissances maudites, — mais seulement par le bon motif et à la plus grande gloire de l’esprit dans ses manifestations d’ordre et de commandement légitime.

Car l’esprit, n’étant pas de ce monde et venant d’en haut n’est pas nécessairement donné à tous par droit de naissance. Il n’est pas humain ; il souffle où il veut. À ceux donc sur lesquels il a soufflé de conduire le reste, vil et matériel troupeau. De là les hiérarchies, l’inégalité, les castes, le sacre et l’onction.

De cette conception de dualité, imprimée dans la pensée humaine, découlera la dualité en toutes choses : dualité du devoir et de l’intérêt, du nécessaire et du juste, équivoques fatales, où la conscience s’agite éperdue et le plus souvent succombe. Dualité du particulier et du général, qui justifiera tant d’oppressions et de violences ; sacrifice incessant de l’être à la théorie ; de la base réelle et tangible du droit au système et à l’abstraction.

Le principe atteignit ses dernières conséquences dans le distinguo des casuistes, et dans les doctrines de Molina. On avait beau faire, il fallait poser sur cette terre, quoi qu’on en eût. Le nécessaire s’opposait au bien. Fâcheuse extrémité ! Mais qu’importe ? L’indépendance de l’esprit pouvait tout sauver ; car, trop supérieur au corps pour participer à ses actes, l’esprit pouvait tout permettre à son gênant compagnon, sans crainte d’en être souillé. C’était logique. Entre deux contraires, la fusion était impossible, l’alibi de l’esprit existait. Mais toute morale du même coup était bannie de ce monde, au profit des régions éthérées. Ce dernier mot du système fut le point qui marqua sa chute. Depuis, la conscience recula et, pour le retenir au bord de l’abîme, saisit ce qu’elle trouva de tangible sous la main. On s’en prit à la nature ; on comprit le besoin d’étudier avant d’affirmer, et au lieu d’inventer, on chercha.

Si le paysan ivre de Luther, sous cette impulsion nouvelle, pencha de l’autre côté, c’est le procédé peut-être inévitable. La logique humaine, dans sa marche actuelle et simple, telle qu’un javelot aigu, traverse l’espace tout droit sans se soucier des courbes éternelles. L’idéal ayant fourvoyé le monde, fut traité en ennemi. On ne renonça point à l’affirmation ; mais on la pratiqua en sens contraire. Le monde extraterrestre où le spiritualisme avait voulu laisser la vie humaine, fut complétement fermé. On refusa, non-seulement tout droit de cité, ce qui était juste, mais tout droit d’existence à l’invisible et à l’inconnu. On affirma la négation et tout ce qui n’était ni tangible ni saisissable fut immolé. Massacre plus doux à coup