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—44— nouait un chapelet autour de ses pouces. On recita ensuite trois Pater et trois Ave. Avant de se retirer, chacun le contempla longuement : malgré l'écorchure qu'il s'était faite à la joue en tombant, sa figure était sereine et digne, et sa grande taille, ainsi que sa longue barbe, le rendaient majes tueux comme un évêque. Lorsque nous fûmes de nouveau réunis dans la maison, nous éprou vâmes d'abord un sentiment de bien-être ineffable. Tout en jouissant de la douce chaleur du foyer, nous regardions avec plaisir les figures de nos voisins, qui nous apparaissaient rayonnantes de vie et débarrassées de tout mystère, et chacun se félicitait intérieurement de ce que ni lui, ni aucun de ses proches ne fût la victime d'un malheur qui aurait pu nous atteindre aussi bien que cet inconnu, qu'on venait de trouver sans vie au milieu des champs. Nos pensées s'assombrirent bientôt. Le mort nous obsédait, nous nous sentions incapables de parler d'autre chose, mais comme nous ne voulions pas engager une conversation lugubre, tout le monde se taisait et un silence pénible régnait dans la maison. Nous entendîmes des voix dans la rue : des gens, sans doute, s'étaient groupés devant la ferme, pour discuter l'événement. Tout à coup, notre hôte se tourna vers un domestique : — Faites entrer les chiens, dit-il, car ils vont hurler si on les laisse dans la cour. Les trois chiens entrèrent l'un après l'autre, la tête basse; ils se glissèrent entre les chaises et s'étendirent docilement sous le poêle. Mais qui était donc cet homme qu'on n'avait jamais vu dans le pays? D'où venait-il? A quoi avait-il pensé avant de mourir? — Il doit avoir souffert terriblement, dit quelqu'un ; avez-vous remarqué comme il avait gratté le sol autour de lui? — Oui, répondit un autre, les extrémités de ses doigts étaient rongées jusqu'à l'os. Cependant, au dehors, les voix s'étaient tues, un grand calme planait sur la ferme, mais bientôt des airs de violon et d'accordéon se firent enten dre dans le lointain; d'autres gens, réunis comme nous, pour se divertir en cette nuit de Noël, faisaient de la musique, ils chantaient aussi et des lam beaux de couplets s'élevaient de-ci, de-là, dans le silence. Cette joie qui, en d'autres temps, n'aurait pas manqué de nous égayer, nous enfonça plus profondément dans nos pensées sombres; elle ne semblait pas pure, d'ail leurs ; une sorte de tristesse vague s'y mêlait, elle avait quelque chose de funèbre qui s'accordait avec nos mélancoliques réflexions sur la fragilité de la vie humaine.