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-43- profondeurs de la terre. Ils prirent ensuite le cadavre par les épaules et par les pieds. Le froid l'ayant raidi, il se détacha du sol tout d'une pièce et les hommes gémirent comme pour soulever un tronc d'arbre. Quand il fut sur la civière, on lui croisa les mains sur la poitrine et, après avoir relevé sa tête qui se penchait en arrière, on se mit en marche. Un homme cheminait devant, avec la lanterne dans sa main; nous sui vions en silence. Bientôt quelqu'un remarqua qu'il serait convenable de prier. Une vieille femme, courbée et maigre, commença le chapelet. Nos voix formaient un bourdonnement lugubre, le bruit de notre marche inégale était rythmé par les pas cadencés des porteurs, la lumière de la lanterne, se réfléchissant dans la glace des ornières, projetait quelquefois sur nous un jet de clarté, et quand les inégalités du chemin forçaient les gens à s'écarter les uns des autres, je voyais le cadavre qui tremblait sur la civière. Lorsqu'on fut arrivé aux haies du village, quelqu'un cria tout à coup : « Halte! » Tout le monde s'arrêta. Où allait-on porter le mort? On ne s'était pas encore posé cette question, et bien que chacun fût plein de compassion pour le malheureux et se considéra obligé, par un sentiment naturel d'hu manité, de lui rendre les derniers devoirs aussi décemment que possible, personne ne se souciait de recueillir chez soi le cadavre d'un homme qu'on ne connaissait pas. Nul donc ne répondit, et les porteurs, rangés à droite et à gauche de la civière, attendaient inutilement l'ordre d'avancer. Fina lement, le fermier, chez qui nous étions allés passer la soirée, s'approcha etdit: — Il y a, chez moi, une étable vide; on pourrait l'y déposer provisoire ment. Le cortège reprit sa marche. Nous étions maintenant sous les peupliers dont les branches nues se profilaient sur le ciel où la lune continuait sa lente et sereine ascension. Quand nous pénétrâmes dans la cour de la ferme, trois chiens se préci pitèrent en aboyant. La porte de la maison s'ouvrit et des femmes parurent sur le seuil. Il se produisit ensuite un grand va-et-vient, des lanternes cou rurent de-ci, de-là, car il fallait débarrasser Jetable des harnais et des instru ments aratoires qu'on y avait remisés. Pendant ce temps, le cadavre reposait toujours sur la civière, au milieu du fumier. Enfin, on le transporta dans l'étable, où on le plaça sur un tas de paille qu'on avait arrangé en manière de plan légèrement incliné. Une femme enleva des toiles d'araignée qui pendaient dans un coin, une autre apporta un christ qu'on déposa sur la poitrine du mort, tandis qu'une troisième