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—383— peuple, ainsi qu'un bruit confus de pas qui s'avançaient, rythmés par les chants lugubres et le grincement redouté des cliquettes et des crécelles. Devant le sinistre cortège les passants s'écartaient frappés de terreur ou se réfugiaient dans les maisons. Des bannières parurent voilées de crêpe devant l'église, et des croix portées par deux longues files de pénitents, vêtus de robes de bure, la tête recouverte de noires cagoules. D'autres sui vaient, chantant les psaumes, agitant les mortelles crécelles et récitant des litanies, tandis que devant les prêtres en prière, comme une suprême implo ration, des enfants élevaient des croix processionnelles dont l'or brillant flamboyait dans l'air comme une suprême espérance de vie. Et suivant pieds nus son propre cortège mortuaire, le lépreux venait le dernier, portant lui-même son deuil en sa robe noire, le visage recouvert d'un capuchon de même étoffe. Comme un aveugle il marchait, écartant du geste des passants imaginaires et tout son corps était secoué de grands san glots. Et comme à la suite des prêtres il montait les degrés du parvis, d'un geste brusque il rejeta le capuchon qui lui recouvrait la tête et je vois et je sens encore maintenant l'adieu muet désespéré que m'envoyèrent ses yeux, ses pauvres chers yeux gonflés de larmes, qui me cherchaient à ma fenêtre. Et quand je l'eus reconnu, il me sembla que mon cœur se fendait, que des flammes ardentes brûlaient mes yeux, que des fers me transperçaient le corps et je tombais à demi morte avec l'affreuse image de mon ami victime du fléau brûlant mes yeux. On le mena dans le chœur, on chanta sur lui l'office des morts et dans la fumée de l'encens le Dies irœ monta solennel et désespéré. Les orgues ron flants planèrent et tout le peuple agenouillé, de ses lèvres tremblantes et convulsées d'angoisses, récitait des litanies. J'entendais tout cela comme en un affreux cauchemar et je ne pus faire un mouvement. Quand je revins à moi, les sons de l'orgue mouraient aux voûtes de l'église, l'office finissait et le prêtre, en lui donnant le voile, la panetière et les cliquettes, avait adressé au lépreux l'admonestation dernière, lui rappelant qu'il était mort pour le monde et qu'il ne devait plus désormais vivre que pour Dieu. Et la foule s'écoulait maintenant frappée d'horreur sur le passage du lépreux, et comme aveuglé par son malheur, écartant le malheur des autres, il marchait les bras levés, comme égaré dans les ténèbres de sa misère. Et comme il s'arrêtait au seuil de l'église, je courus, je volais vers lui et me précipitant dans ses bras à l'horreur de tous ceux qui étaient présents, de tout mon cœur je l'embrassai et baisai sa bouche bien-aimée, et ainsi partageai son sort, et fut séparée avec lui du reste des vivants. Et, tournant le dos aux villes, nous marchâmes et parvînmes jusqu'ici où