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—299— — Mais chez moi, batchka (i), l'épaule complètement guérie, cinquième semaine guérie. — Et cela, ne vois-tu pas cela, payen que tu es, la décision; on a ordonné de te guérir. Il n'y avait rien à faire, le moujik se déshabilla et lui de tripoter dans la chair vive. L'imbécile crie à tue-tête, mais lui rit et montre le papier. Il n'a cessé la torture que lorsque l'autre se décida à lui donner trois pièces d'or. — Allons, dit-il, que Dieu soit avec toi. Ivan Petrowitch ayant un jour eu besoin d'argent, se rendit de nouveau chez l'inorodet\ pour le guérir, et il le tortura de la sorte bien au-delà d'une année jusqu'à ce qu'il lui eût extorqué tout son argent. Le pauvre paysan devint maigre, perdit le goût du manger et du boire et ne fit que rêver du médecin. Toutefois, Ivan Petrowitch, voyant que les pots de vin sont de ce côté de trop facile acquisition, cessa finalement ses visites. Le paysan respira alors plus librement et sa bonne humeur commençait déjà à lui revenir. Mais un jour, il arriva qu'un tout autre tchinownick passant à côté du village du bonhomme eut l'idée de s'informer auprès des villageois comment se portait le blessé (bien connu par les fonctionnaires à cause de son hospitalité) ? Ces villageois n'ont eu rien de plus pressé que de rapporter au paysan qu'un certain tchinownick voulait avoir de ses nouvelles. Le croiriez-vous, Monsieur ? Le pauvre diable en reçut martel en tête, se figu rant que le médecin allait recommencer son traitement, et, sans rien dire à qui que ce soit, il s'étrangla quelques heures après, durant la nuit. Eh bien, ceci, je vous dirai, c'est positivement un péché que de perdre une âme vivante de cette manière. Mais, quant au reste, c'était en tout un homme étonnant et hospitalier ; — après, lorsqu'il mourut, il n'y avait seu lement pas de quoi l'enterrer : tout ce qu'il avait gagné, il l'avait dissipé ! Sa femme, elle mendie, jusqu'à présent, son pain ; mais ses filles — Dieu le sait ! — à ce qu'il paraît, elles voyagent, étant jolies, d'une foire à l'autre, vendant leurs charmes. Vous voyezdonc, Monsieur, quelle espèce de gens existait de notre temps ; ce n'étaient point des concussionnaires brutaux ou des brigrands de grandes routes ; non, c'était un peuple — comme qui dirait amateur. Parfois, nous méprisions voire l'argent quand cet argent courait de soi-même dans notre poche ; non, réfléchis d'abord, compose un projet et jouis-en après si tu veux. Mais actuellement ! Actuellement, on dit : ne reçois rien du fermier. Et moi, je vous Certifie que c'est de la libre pensée. C'est simplement comme si en trouvant de l'argent sur la route l'on n'en profiterait pas Seigneur Dieu ! — Comment se fait-il donc, Procope Nicolaïtch, que vous aussi vous fûtes attrapé, si jadis tout se passait si heureusement? (i) Batchka, corruption de batiuchka, petit père : ce peuple parle le russe avec un accent étranger. (Note du trad.)