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—253— Le conseil de ces vers, M. Henri de Régnier y est resté fidèle. Tous les poètes d'ailleurs l'ont plus ou moins consciemment suivi. Et l'on peut donc dire que M. de Régnier a fait, de l'essence même de toute poésie, la matière d'un livre de vers. N'est-ce pas Hugo qui se promène, dans la Légende des siècles, sous l'armure d'Eviradnus? Et n'est-ce pas Alfred de Vigny qui déplore, dans Moïse et dans la Colère de Samson, la solitude de son génie et de son amour? L'invention de M. de Régnier, c'est de supprimer le personnage fictif pour le remplacer par le personnage réel, tel qu'il se songe. Au lieu de s'incarner, le poète se contemple intérieurement. Tel est la clef de l'Alérion, de la Gardienne et de la Demeure, et des poèmes plus courts harmonieusement groupés autour de ces trois récits, qui commandent le livre. La forme de M. Henri de Régnier a conservé sa noblesse et sa splendeur. Son alexandrin demeure royal, et de tous les nouveaux poètes français, c'est assurément l'auteur de Tel qu'en songe qui frappe avec le plus d'am pleur ce vers si absurdement calomnié. Cet éloge m'amène à risquer une critique, dont ma sympathie pour M. Henri de Régnier m'interdit de dissimuler la gravité. Le poète de Tel qu'en songe emploie alternativement, — selon quelle règle ou selon quel caprice? — le couplet d'alexandrins traditionnels et la strophe écrite en vers libres. Malgré le talent de M Henri de Régnier, je ne puis me défendre de penser qu'un tel mélange est adultère et qu'il est déterminé par une prosodie indécise, procédant à son tour d'une poétique empirique. Les plus beaux récits épiques de Tel qu'en songe gardent de cette indécision et de cet empirisme un air mi-parti qui ne laisse pas de blesser le goût. Si de propos délibéré je reste, pour ma part, un partisan résolu du vers classique, j'admets cependant le vers libre, tel que M. Gustave Kahn l'a pratiqué dans les Palais nomades et dans ses Chansons d'amant. Mais si je l'admets, c'est à la condition qu'il soit libre tout à fait. L'avenir nous édi fiera sur les destinées de cette forme nouvelle, mais l'expérience nous apprend qu'on ne concilie jamais des formes d'art ennemies et antipo- diques. Or, dans les poèmes de M. Henri de Régnier, de M. Vielé-Griffin et de leurs amis, les couplets en vers traditionnels dévorent les strophes en vers libres, quand ils ne sont pas dévorés par elles. Je crois que l'auteur de Tel qu'en songe a eu le tort de ne pas choisir. Décidément, il pleut des poètes! Après les Chansons naives, de M. Paul Gérardy, et Dominical, de M. Max Elskamp, voici le Jardin de l'Ame, de M. Fernand Roussel. Cette pluie n'est pas pour me déplaire et, avant même d'examiner si M. Fernand Roussel a du talent, je crois qu'il faut le féliciter d'avoir écrit un recueil de vers. J'estime, en effet, qu'il y a quelque mérite, aujourd'hui, à tenter l'aven ture du poème, et celui qui s'y risque a droit au salut. Il eût été si facile à M. Fernand Roussel de se jeter, soit dans la prose poétique, propice aux indolences et aux paresses, soit dans le roman banal, naturaliste ou pélada