Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/248

Cette page n’a pas encore été corrigée

240 — Bergen : tout fut inutile. Sverre s'en aperçut le premier; il publia mon infirmité et me railla sans merci ; et à partir de ce jour, dans l'armée, chaque guerrier éclatait de rire en voyant apparaître Nicolas Arnesson dans sa cui rasse. J'avais peur, j'avais honteusement peur; et malgré cela je voulais devenir chef des guerriers, je voulais devenir roi, je me sentais né pour la couronne, oui, je sentais que j'aurais pu fonder le royaume de Dieu sur la terre! Mais ce furent les saints eux-mêmes qui barrèrent ma route ! HAKON. — N'accusez pas le ciel, évêque! Vous n'avez que trop nourri de haine !... NICOLAS. — Oui, j'ai beaucoup haï ; j'ai haï toute tête qui s'élevait en ce pays au-dessus de la foule. Mais je ne haïssais que parce que je ne pouvais aimer. Les jolies femmes. . . aujourd'hui encore je voudrais les dévorer de mes yeux flamboyants! J'ai quatre-vingts ans et je ne n'ai pas encore satisfait mon désir d'exterminer les hommes et de posséder les femmes ; je fus aussi piteux devant l'amour que sur le champ de bataille. Vouloir et désirer, mais être impuissant de naissance! Une dévorante ardeur amoureuse... en un avorton ! Ainsi je devins prêtre ; car il faut que l'homme qui aspire au pou voir souverain soit prêtre ou roi. (Il rit.) Un prêtre, moi! Un homme de l'Eglise, moi! Pourtant, le ciel m'avait créé pour remplir une des fonctions du sacerdoce, — j'étais constitué de façon à pouvoir atteindre les notes les plus aiguës, — j'avais la voix de femme nécessaire pour chanter dans les grandes solennités de l'église. Et dire que ceux de là-haut exigent de moi — l'eunuque — ce qu'ils ont le droit d'attendre de celui qui a reçu toute la force nécessaire pour accomplir l'œuvre de sa vie! Il y eut un temps où pareille exigence me paraissait légitime ; ici même, étendu sur mon lit de douleur, la peur du jugement et de la damnation s'ajoutait à mes tortures physiques ! Mais cette peur-là m'est passée à présent ; je sens de nouveau courir la moelle dans le squelette de mon âme ! Je n'ai rien fait de mal ; c'est envers moi qu'on a des torts ; c'est moi qui suis l'accusateur ! SKULE (angoissé). — Seigneur, la lettre! Il ne vous reste plus beaucoup de temps. HAKON. — Songez au salut de votre âme et repentez-vous ! NICOLAS. — L'âme de l'homme, ce sont ses œuvres, et nos œuvres con tinuent de vivre sur la terre. Quant à vous, roi Hakon, tenez-vous sur vos gardes ; car de même que le ciel s'étant déclaré contre moi, je m'abstins de faire le bien et compromis même sa cause, vous êtes l'adversaire de l'homme qui tient, dans sa main, le bonheur du pays. HAKON. — Ha! duc, seigneur duc! Je m'explique à présent cette ren contre. SKULE (violemment, à l'évêque). — Plus un mot de ce genre! Nicolas (à Hakon). — Aussi longtemps que sa tête demeurera sur ses épaules, il sera contre vous! Partagez avec lui! Je n'aurai point de repos dans ma bière, je reviendrai tant que vous n'aurez point partagé ! Nul de vous deux ne doit augmenter du pouvoir et de la grandeur de l'autre l'étendue de son propre pouvoir; sinon, il ne tarderait pas à naître en ce pays un véritable géant ; et il ne faut pas qu'un géant règne jamais ici,