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—221— imaginer, à une époque où la bassesse belge semble défier l'imagination, est pour nous un enseignement et un exemple. Les écrivains de cette trempe ont droit non seulement à notre admiration, mais à la forme la plus haute de notre estime et de notre respect. Ils réhabilitent leur pays natal, en proie à de mesquines querelles et à d'ignobles convoitises. Ils nous réconcilient avec lui, et leur œuvre est pour nous comme une patrie, la vraie, la seule, celle qui, pour nous consoler du présent misérable, mêle, dans la réalité d'un rêve, les prestiges du passé aux espérances de l'avenir. Le Cycle patibulaire nous promène, sans autre guide que la toute indulgence de l'Amour, dans les cercles d'un épouvantable enfer. Vous qui voulez entrer, mais dont le cœur est pusillanime, contentez-vous de lire Communion nostalgique, cette transfiguration de l'idyllique et inoffensif Conscience, et fermez le livre, car si vous alliez plus avant, vous sortiriez de cette géhenne l'âme à jamais pâle d'un effroi que vous n'êtes pas de taille à porter ! Le Cycle patibulaire, le livre le plus tendre et le plus corrosif de M. Georges Eekhoud, loin d'être un accident de son œuvre, en est, au contraire, l'aboutissement logique, l'exaspération et le couronnement. Le personnage principal de Kees Doorik, celui qui donne son nom au roman, n'est-il pas un irrégulier, un enfant trouvé? N'est-ce pas dans les Las d'aller, des Nouvelles Kermesses, que résonne pour la première fois, comme un leitmotiv étrange et troublant, la phrase fatidique qui symbolise les reclus et les pénitentiaires d'Hoogstraeten? La comtesse d'Adembrode, dans les Milices de saint François, ne succombe-t-elle pas, entre les bras d'un rustre, à la nostalgie de la déchéance? Et le Paridael de la Nouvelle Carthage ne se plonge-t-il pas. avec une âpre volupté panthéiste, dans les bas-fonds équivoques de sa ville d'Anvers? Ah ! M. Georges Eekhoud devait écrire ce livre, il ne pouvait pas ne pas l'écrire, il le portait en lui, comme un fruit, et ce livre, qui est pour lui un livre de soulagement et de déli vrance, est marqué à l'empreinte des œuvres durables : il porte la griffe de la fatalité. Cette maladie mystérieuse, qui est moins rare qu'on le pense dans la société bourgeoise d'aujourd'hui, et qui ne peut s'attaquer qu'à de généreux et nobles cœurs, cette nostalgie de la déchéance, que M. Georges Eekhoud a si minutieusement et si amoureusement décrite dans son œuvre, et dont le Cycle Patibulaire est le suprême épanouissement, nul écrivain avant lui ne l'avait étudiée. M. Georges Eekhoud n'est pas seulement un artiste d'une personnalité absolue et retorse, mais il apporte un élément nouveau aux psychologues et aux penseurs. D'où vient cette nostalgie de la déchéance, et cet inépuisable amour pour les irréguliers, les réfractions et les hors-la-loi? Puis-je répondre à cette question par les confidences involontaires que M . Georges Eekhoud a éparsemées dans son œuvre? Clara Mortsel, comtesse d'Adembrode, subit des influences héréditaires. Mais Paridael, qui est un patricien d'Anvers, n'est pas une victime de l'atavisme. Or, c'est le héros de la Nouvelle Carthage qui détient la clef de l'œuvre de M. Georges