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Après des strophes sans titre, qui évoquent les premiers Cygnes, l'Etape (i) nous montre le poète célébrant la fraternité des âmes dans une généreuse et féconde tristesse : Assieds-toi là, ma sœur, et pleure : Pleurer est beau par-dessus toutes choses; Il n'est qu'une heure, elle demeure Eternelle en métamorphoses : L'heure de pitié sainte cl d'amour surhumain Qui pleure jusqu'à sourire... enfin. Viennent ensuite le Gué, mélancolique éloge d'une Ophélie anonyme, et Au Seuil, poignante paraphrase d'une pensée de Carlyle. puis, après le dyptique connu : Le Porcher — Eurythmie, qui acquiert ici son entière valeur. Au Tombeau d'Hélène, un groupe de chansons à voix basse et d'évocations chuchotées par un nouveau F;iust à la fille du Cygne légen daire. Le livre se ferme sur cette grande image. M. Francis Vielé-Griffin a raison de chanter la pitié qui pleure jusqu'à sourire II est naturellement le poète des joies graves* et des larmes heu reuses. Rien n'est plus loin des lamentations de commande que ces couplets long voilés, où l'on devine l'aristocratie d'une âme tendre et fière. Et l'atmosphère même de l'œuvre, avec son pâle brouillard qu'irise un soleil mouillé, est comme l'émanation de ces strophes mélancoliques et silen cieuses. Comme on le pense bien, une telle poésie ne se plaît guère aux images nettes, aux formes précises, aux couleurs royales ni aux fanfares retentis santes. Elle est plus psychologique que descriptive, et plus éolienne que plastique. A ce point de vue, malgré de belles fiertés d'art, qui leur sont communes, la poésie de M. Vielé-Griffin est aux antipodes de la poésie de M. Henri de Régnier. Dans les Cygnes, les êtres apparaissent à demi, pareils à des ombres, et les choses, toujours lointaines, baignent dans de fines et changeantes vapeurs. Ça et là, le reflet, en songe, d'un beau paysage sylvestre, où les fleurs « vivent de vieilles vies pensives », et où l'odeur du chèvrefeuille parfume le vent. Et c'est ici que se révèle chez M. Vielé- Griffin, en même temps que la noblesse de la pensée, une ravissante fraî cheur de sensation. Et il n'y a guère que certains poètes anglais qui soient doués d'un charme semblable et d'une pareille sensibilité. J'ai envie, pour finir, de chercher à M. Vielé-Griffin une légère et con fraternelle querelle, et aussi de lui soumettre, à propos de la forme proso dique des Cygnes, les doutes qu'elle a fait naître dans mon esprit. La querelle sera vite vidée. Il me semble que M. Vielé-Griffin, de-ci, de là, force un peu, dans l'expression, le génie de la langue française. Je n'admire pas beaucoup le « beau bleu fleuve », le « grand doux jour », ni (i) Voir la Jeune Belgique de janvier 1892.