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commencement du mois de mai, que tous vivres ordinaires manquèrent entre nous. Deux mariniers, morts de mal-rage de faim, furent jetés hors le bord ; et, pour montrer le très-pitoyable état où nous étions alors réduits, un de nos matelots, nommé Nargue, étant debout, appuyé contre le grand mât, et les chausses abaissées sans qu’il put les relever, je le tançai de ce qu’ayant un peu de bon vent il n’aidait point avec les autres à hausser les voiles ; le pauvre homme, d’une voix basse et pitoyable, me dit : « Hélas ! je ne saurais ; » et à l’instant, il tomba raide mort.

» L’horreur d’une telle situation fut augmentée par une mer si violente, que, faute d’art ou de force pour ménager les voiles, on se vit dans la nécessité de les plier, et de lier même le gouvernail. Ainsi le vaisseau fut abandonné au gré des vents et des ondes. Ajoutez que le gros temps ôtait l’unique espérance dont on pût se flatter, qui était celle de prendre un peu de poisson : aussi tout le monde était-il d’une faiblesse et d’une maigreur extrêmes. Cependant la nécessité faisant penser et repenser à chacun de quoi il pourrait apaiser sa faim, quelques-uns s’avisèrent de couper des pièces de certaines rondelles, faites de la peau d’un animal nommé tapiroussous, et les firent bouillir à l’eau pour les manger ; mais cette recette ne fut pas trouvée bonne : d’autres mirent ces rondelles sur les charbons ; et lorsqu’elles furent un peu rôties, cela succéda si