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la bière et des eaux-de-vie de toute espèce.

Toute la nation, depuis Moscou jusqu’à Tobolsk, ne connaît d’autre plaisir de société que la table. Il faut que le paysan russe soit bien misérable, puisque Chappe lui préfère l’esclave polonais ; car où peut-on voir un peuple plus malheureux que celui qui vit sous l’esclavage d’une noblesse libre ? Le despotisme n’est pas aussi cruel, aussi injuste qu’une aristocratie où les grands sont les tyrans nés du peuple. Le sentiment d’une sorte d’égalité console le paysan russe des outrages d’un seigneur esclave. Il peut recourir au despote contre son maître ; il peut être vengé d’une tyrannie par l’autre ; mais, dans l’aristocratie polonaise, le paysan souffre en même temps la tyrannie de fait et celle de droit. L’indépendance de la noblesse redouble en lui l’horreur de l’esclavage : il connaît la liberté. La comparaison qu’il fait de son état avec celui du seigneur éveille au fond de son âme le ressentiment de l’injustice ; il ne peut aimer un pays où il n’est lui-même qu’un objet de propriété comme les troupeaux qu’il soigne et les terres qu’il cultive ; aussi l’on ne voit guère le paysan polonais défendre une patrie qui n’est pas la sienne, mais celle de la noblesse. Il fuit ou il plie devant un ennemi qu’il n’a presque aucun intérêt de repousser. Il va servir chez les princes étrangers qui le paient et le nourrissent, préférant la condition mercenaire du soldat à celle d’un cultivateur esclave. Cependant Chappe donne un grand dédommagement au paysan