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de Mme  de La Guette.

gouverneur me mena dans une fort belle chambre où il y avoit grand feu, qui étoit de saison. Je m’en approchai, et lui demeura toujours debout, et tous les officiers de même. Je n’en savois pas la raison, car je l’avois fort prié de prendre place ; mais il n’en voulut jamais rien faire. J’ai su depuis qu’il me prenoit pour un très-grand seigneur déguisé en femme qui s’alloit joindre au parti de M. le prince. Il faut croire que j’avois la mine drôle, puisqu’on me prenoit pour un homme. Il ne fut pas le seul qui fit ce jugement, comme l’on verra ailleurs. Tout notre entretien ne fut que de guerre et des affaires d’État. Je faisois mon possible pour démentir mon sexe et pour en parler comme si j’avois fait de beaux exploits et que je me fusse trouvée en plusieurs occasions. Cela le fortifioit de plus en plus dans son erreur, et les autres officiers aussi, ne pouvant pas s’imaginer qu’une femme en dût parler si savamment. On servit à manger, et chacun prit place. Quand je fus à table, M. le gouverneur avoit toujours grande déférence pour moi. Il y avoit de quoi satisfaire mon appétit et ma faim, qui n’étoit pas petite, comme je viens de le dire. Je me disois en moi-même : « Il faut que je mange ici de toutes mes dents. » (Je pouvois bien le dire, car je n’en ai pas encore perdu une dans l’âge où je suis). Toutes les viandes y étoient bien préparées et de bon goût ; le vin étoit excellent ; l’on y but quelques santés. Je commençai celle de M. le gouverneur, qui fit la ronde. La mienne ne fut pas oubliée.