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lança la diatribe suivante dans le public, après l’avoir déclamée lui-même dans le cercle le plus influent de la capitale[1].


LA MAISON DU PAYS


Le pays n’a pas de maison, parce qu’il n’est pas la patrie de ses fils. Il n’est qu’une arène où s’agite la race orgueilleuse qui, dilapidant sa fortune et son sang, s’y épuise. Et quelle honte ! il va encore voter au son du tambour indifféremment pour le mal et pour le bien. Il est le maître et l’esclave de plusieurs millions d’individus qui le haïssent ou lui préparent des embûches : il est tyran et valet en une seule personne, qui n’est pas d’accord avec elle-même. Et la race étrangère l’envahit avec son esprit d’acier et son cœur de glace ; elle s’infiltre dans son sang chaud et la Nation est là glacée, saisie par une douleur sourde et engourdissante. Il n’y a pas un seul mot à l’unisson sur les lèvres des patriotes, il n’y a pas un seul acte provenant de l’arbre de vie de la nation devenue unie !

Le pays n’a pas de maison ! Pourquoi ? Il fut un temps où l’on se levait quand on prononçait son nom, où l’on donnait pour lui ce qu’il demandait : de l’or et du sang à foison sans chercher dans des mots pompeux ce qui se trouve au fond des cœurs. Maintenant la paix s’étant installée ici à demeure, une guerre sanglante n’y faisant plus ses ravages, il pourrait briller pour lui un jour heureux comme pour la mère dont la figure rayonne de joie parmi ses enfants ; mais ce sont l’opprobre et le deuil qui couvrent sa tête. Persécutée en cachette, c’est comme un hôte qui n’est pas invité qu’elle se faufile dans sa propriété misérable et inhospitalière où l’on ne connaît son nom que défiguré et comme une malédiction[2]. Son nom est : sers et n’aie pas de récompense ; son nom est : donne de l’argent, mais sans savoir pourquoi ; son nom est : meurs pour le profit d’un autre ! Son nom est honte, son nom est blasphème ; voilà ce qu’est devenuevotre patrie hongroise !


Devenu homme politique, Vorosmarty sut faire son devoir. Envoyé à la Diète, et bien qu’il fût accusé de tiédeur par le parti exalté qui comptait, lui aussi, un poète : Petofi, il se retira avec l’Assemblée à Debreczen lorsque les Autrichiens se furent emparés de la capitale. Ce n’était là que le début de jours plus sombres encore. À la capitulation de Vilagos, la Hongrie succombait sous les forces unies de la Russie et de l’Autriche. Tant d’efforts de bonne volonté, tant de cou-

  1. Michel Vorosmarty. A de Bertha.
  2. Allusion à l’emploi de la langue allemande devenue obligatoire.