Page:La Fouchardière–Celval — Le Bouif Errant.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
Le Bouif errant

reconstitué le savoir-vivre détérioré par les Américains, si vous l’auriez vu, en smokinge, quand il se rendait à l’Élysée couper les cheveux à Doumergue…

Il s’arrêta une seconde pour se considérer de profil, et ajouta :

— On dit que je lui ressemble.

— À qui ? murmura le garçon neurasthénique.

— À Doumergue. Vous avez peut-être vu son portrait ? Eh bien, j’ai été pris pour lui pendant une chasse à Rambouillet, où j’avais été convoqué personnellement à cause de mes fonctions officielles[1].

Cette fois, le gros monsieur, sur la banquette, leva un œil effaré sur le singulier client dont les révélations imprévues éclataient, dans le silence de la paisible boutique, comme des pétards dans la sacristie d’une église.

La caissière, elle-même, abandonna le calcul mental des points de sa tapisserie pour considérer le narrateur, qui lui adressa un sourire.

— Ma vie est un roman, fit-il en s’efforçant de s’accouder, avec un geste supérieurement littéraire, sur le dossier du fauteuil d’opération.

Le dossier céda sous la pression et s’enfonça brusquement. Cela détruisit un instant l’équilibre de l’orateur, sans désarçonner son éloquence.

— J’ai eu une existence mouvementée, des altitudes, des dépressions, des vicissitudes et des anormalies comme le chemin de fer de Luna-Park. Je pourrais écrire mes mémoires comme Cagliostro ou

  1. Voir : Le Bistro de la Chambre (Ferenczi, éditeurs).