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Ésope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance : ce roi lui fit ériger une statue. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. Il quitta la cour de Lycérus, où il avait tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois. Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels qu’il reviendrait achever ses jours auprès de lui.

Entre les villes où il s’arrêta, Delphes fut une des principales. Les Delphiens l’écoutèrent fort volontiers ; mais ils ne lui rendirent point d’honneurs. Ésope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l’onde : on s’imagine de loin que c’est quelque chose de considérable ; de près, on trouve que ce n’est rien. La comparaison lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu’ils craignaient d’être décriés par lui), qu’ils résolurent de l’ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincraient Ésope de vol et de sacrilège, et qu’ils le condamneraient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes, et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étaient en peine. Ils l’accusèrent d’avoir dérobé leur vase ; Ésope le nia avec des serments : on chercha dans son équipage, et il fut trouvé. Tout ce qu’Ésope put dire n’empêcha point qu’on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes, chargé de fers, mis dans des cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues : les Delphiens s’en moquèrent.

La grenouille, leur dit-il, avait invité le rat à la venir voir. Afin de lui faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Dès qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu de temps. Pendant qu’il se débattait sur l’eau, un oiseau de proie l’aperçut, fondit sur lui ; et l’ayant enlevé avec la grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l’un et de l’autre. C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vengera : je périrai ; mais vous périrez aussi.

Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s’échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens l’en arrachèrent. Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite chapelle ; mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu’à l’aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’escarbot, enleva un lièvre qui s’était réfugié chez lui :