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Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys sur la rive
Avait laissé mainte huître ; et notre rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire !
Il n’osait voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire :
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point.
D’un certain magister le rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs[1] ;
N’étant pas de ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes
Une s’était ouverte ; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nompareil.
D’aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille :
Qu’aperçois-je ? dit-il ; c’est quelque victuaille !
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus, maître rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’huître tout d’un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l’ignorance.

Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement,
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

  1. Sans en comprendre la valeur.