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mauvais, quoiqu’il fût très bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j’aie jamais mangée ; il faut brûler l’ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu’on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan ; je m’en vais quérir ma femme : on ne fera qu’un bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l’espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n’était pas seulement avec son maître qu’Ésope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avait envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il allait. Soit qu’Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu’il n’en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient : Ne voyez-vous, pas, dit-il, que j’ai très bien répondu ? Savais-je qu’on me ferait aller où je vais ? Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d’avoir un esclave si plein d’esprit.

Xantus, de sa part, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d’un tel esclave lui faisait d’honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servait, vit que les fumées leur échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu’aux écoliers. La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de volupté ; le second, d’ivrognerie ; le troisième, de fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison, et à se vanter qu’il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu’il avait dit, gagea sa maison qu’il boirait la mer tout entière ; et, pour assurance de la gageure, il déposa l’anneau qu’il avait au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenait fort cher. Ésope lui dit qu’il était perdu, et que sa maison l’était aussi par la gageure qu’il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Ésope de lui enseigner une défaite. Ésope s’avisa de celle-ci.

Quand le jour que l’on avait pris pour l’exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l’assemblée : Messieurs, j’ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans ; c’est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l’expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le disciple confessa qu’il était vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamation.